Stanley Kubrick : perfection et obsession

Stanley Kubrick a réalisé des films aussi différents que 2001, Barry Lyndon, Shining ou Full Metal Jacket. L’homme, timide, solitaire, obsessionnel, a révolutionné le 7e art avec une série de films parfaits et mystérieux. A l’heure où se prépare à sortir Doctor Sleep, la suite de Shining, retour sur le parcours du maître..

Par Marc Godin

En juin 2018, Malcolm McDowell était à la Cinémathèque française pour une Masterclass d’anthologie. Acteur de plus de 250 films, il n’a quasiment parlé que d’Orange mécanique et de cet « old bugger » de Stanley Kubrick. Extraits…

« Lors de la préparation d’Orange mécanique, j’ai commencé à bien connaître Stanley et sa merveilleuse famille. Il jouait sublimement bien du piano, il avait été un jeune prodige. Et il avait à disposition chez lui un projectionniste et l’on pouvait regarder des films 24 heures sur 24, n’importe quel film ! Sur le tournage, il n’était jamais fatigué. Je lui disais, pourquoi tu ne vas pas aux toilettes, c’est là que tu trouves tes meilleures idées ? C’était fun… »

« J’ai beaucoup improvisé sur le plateau. Kubrick était un control freak jusqu’au moment où vous aviez sa confiance. » Malcom McDowell

malcolm mcdowell lors de sa masterclass à la cinémathèque en juin 2018 © marc godin

« …Nous n’avions pas vraiment de scénario, mais simplement le livre d’Anthony Burgess. Stanley pensait révolutionner la technique d’écriture du script. Son idée, c’était de faire improviser au maximum ses comédiens et la scripte notait tout. Ensuite, il découpait nos phrases et les mettait là où bon lui semblait dans son scénario. Je me souviens avoir prononcé à mon grand étonnement des répliques que j’avais inventées pour une toute autre scène… Kubrick a quand même signé le scénario tout seul. Il était très bon quand il s’agissait de se mettre au générique, beaucoup plus parcimonieux pour partager les crédits avec les autres… »

« …J’ai beaucoup improvisé sur le plateau. Kubrick était un control freak jusqu’au moment où vous aviez sa confiance. Pour la scène du viol chez l’écrivain, par exemple, c’est moi qui ai eu l’idée de pasticher le numéro de Gene Kelly dans Singing in the Rain. Et Stanley a adoré. Lors du tournage de la scène finale, avec le Premier ministre à l’hôpital qui me coupe ma viande, je voyais Stanley s’ennuyer ferme derrière la caméra. C’est pour cela que j’ai commencé à ouvrir grand la bouche, bruyamment, comme si le politique me donnait la béquée. Et Stanley a décidé de garder la scène… »

malcolm mcdowell dans orange mécanique – 1971 – © dr

« Après le film, il a complètement coupé les ponts avec moi. J’étais supposé recevoir 2,5% des recettes du film, mais ce vieux bougre ne me les a jamais versés. C’était un vrai pingre ! » Malcom McDowell

« …J’improvisais beaucoup devant sa caméra, il en riait à tomber de sa chaise, se fourrait son mouchoir dans la bouche pour se reprendre. J’adorais le surprendre et le faire rire aux larmes… Je pense qu’il n’est pas de grand metteur en scène qui ne soit ouvert aux idées des autres. Je lui faisais confiance, je l’adorais. Mais après le film, il a complètement coupé les ponts avec moi. J’étais supposé recevoir 2,5% des recettes du film, mais ce vieux bougre ne me les a jamais versés. C’était un vrai pingre ! »

Stanley Kubrick avait donc ses meilleures idées aux toilettes (comme nous tous), n’aimait pas partager les honneurs ou les pourcentages (il s’est même crédité comme superviseur des effets spéciaux de 2001 à la place de Douglas Trumbull), faisait improviser à loisir ses comédiens et se marrait comme un bossu. Autant pour la légende…

Pourtant, ce que Kubrick a recherché toute sa vie et ce qui reste de son cinéma, près de 20 ans après sa mort, c’est la perfection. Perfection de la narration, perfection formelle, perfection de l’interprétation : il a ciselé une série de films parfaits qui résistent au temps et auxquels tous les cinéastes contemporains (hello Christopher Nolan) tentent – en vain – de se confronter. Des chefs-d’œuvre.

autoportrait – 1949 – © dr

« Une merde talentueuse »

Sur les photos, Stanley Kubrick a une barbe qui lui dévore le visage, de sérieux problèmes avec son implantation capillaire, et des yeux noirs qui pétillent d’intelligence. L’homme était bizarre, timide et solitaire, n’aimait pas prendre l’avion, adorait ses chiens et terrasser ses adversaires aux échecs, vivait dans son manoir londonien mais restait en contact avec le monde entier en passant régulièrement des coups de téléphone de 8 heures (en 1995, il appelait Jack Nicholson tous les soirs pour avoir des nouvelles du procès O.J. Simpson), ne donnait quasiment pas d’interview (un jour, il a accordé un entretien de huit heures au magazine Books.

En relisant le texte, il n’a autorisé que quatre lignes à la publication), et était d’une maniaquerie légendaire : il vérifiait une à une les copies de ses films avant la distribution et faisait même visiter les salles du monde entier par des collaborateurs, afin de vérifier l’acoustique ou l’éclairage.

Bertrand Tavernier lui a envoyé un télégramme resté célèbre (« Comme artiste, vous êtes génial. Comme patron, vous êtes un imbécile »)

Dans les années 60, il quitte les USA pour l’Angleterre. Il s’installe d’abord à la campagne, sans se couper du monde. Puis, quand il tourne Barry Lyndon, il est menacé par 
l’IRA (ses enfants étaient menacés d’enlèvement). Il établit des barrières strictes avec l’extérieur, vit reclus dans son manoir et à sa mort, sa voisine déclarera même ne l’avoir jamais vu…

S’il était vénéré par les cinéphiles du monde entier, Kirk Douglas le qualifiait de « merde talentueuse » et Bertrand Tavernier lui a envoyé un télégramme resté célèbre (« Comme artiste, vous êtes génial. Comme patron, vous êtes un imbécile »).

Le 7 mars 1999, il a remis une copie complète d’Eyes Wide Shut à la Warner. Puis il est mort, d’une mort soudaine, naturelle, dans son sommeil. Les yeux grands fermés ou avec la satisfaction du travail bien fait, achevé ? Il est mort à 70 ans, sans avoir attendu 2001… Il est enterré dans son jardin.

ryan o’neal et stanley kubrick sur le tournage de barry lyndon – 1975 – © dr

Echec et cinéma

Stanley Kubrick est né à New York en 1928 dans le Bronx, au sein d’une famille d’émigrés d’Europe centrale (Roumains, Hongrois, Autrichiens) qui tentent de se couler dans le grand melting-pot américain. Il est issu d’une bourgeoisie moyenne et son père, Jack, est radiologue. En classe, Stanley a des notes très moyennes dans toutes les matières où il faut collaborer avec d’autres élèves.

En revanche, dans les matières abstraites, comme la chimie, il est plus à l’aise. Son père lui apprend à jouer aux échecs et à faire des photos à 12 ans. Les échecs
et la photo, deux passions qui mettent de la distance entre lui et les gens.

Kubrick devient à 28 ans le réalisateur à suivre et les Artistes Associés lui proposent 200 000 dollars pour réaliser L’Ultime razzia, son premier grand film.

En avril 1945, le jour de la mort du président Roosevelt, Kubrick photographie le regard effondré d’un marchand de journaux, cliché qu’il vend au magazine Look. Dès lors, il devient reporter. Avec son ami Alexander Singer, il se lance en 1950 dans deux courts-métrages documentaires en 35mm, Day of the Fight, consacré au boxeur poids moyen Walter Cartier, et Flying Padre, sur un prêtre qui se déplaçait en avion pour prêcher.

En 1953, il tourne en Californie Fear and Desire, récit d’une guerre sanglante dans un pays imaginaire. Le film lui coûte sa première épouse, Toba Metz, lassée de ses absences répétées, et lui vaut les louanges de quelques critiques.

Financé par un dentiste du Bronx, il enchaîne en 1954 avec Le Baiser du tueur, film noir tourné en 24 jours dans les rues de Manhattan. Kubrick devient à 28 ans le réalisateur à suivre et les Artistes Associés lui proposent 200 000 dollars pour réaliser L’Ultime razzia, son premier grand film, un polar sans merci avec Sterling Hayden. Sa carrière est lancée…

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l’ultime razzia – 1957 – © dr

L’acteur et producteur Kirk Douglas le prend sous son aile et lui demande de réaliser Les Sentiers de la gloire, sublime évocation des poilus fusillés pour l’exemple en 1917 où Kubrick met au point ses travellings avant ou arrière (qui vont devenir sa marque de fabrique) dans les tranchées. Deux ans plus tard, Douglas l’appelle alors qu’il vient de virer Anthony Mann pour reprendre Spartacus, énorme péplum avec Laurence Olivier, Tony Curtis et Charles Laughton.

Quand il débarque sur le plateau, Kubrick demande calmement que l’on modifie l’éclairage. Russell Metty, le chef op, un cador sexagénaire qui a éclairé La Soif du mal, s’y oppose. Kubrick lui demande de rester assis. Jusqu’à la fin du tournage, celui-ci restera assis ! C’est Kubrick qui fera la lumière du film et Metty obtiendra… l’Oscar.

Dès lors, Kubrick va maîtriser toutes les étapes de ses films : la production, l’écriture le tournage le montage, le mixage…

Pour cette énorme machine, il n’aura pas le final cut et Kirk Douglas, producteur, bidouillera le montage. Ce sera la dernière fois. Dès lors, Kubrick va maîtriser toutes les étapes de ses films : la production, l’écriture le tournage le montage, le mixage… Il s’envisage comme un rebelle, ce qu’il n’était pas, un guérillero du cinéma, seul contre le studio. Et fait le choix de tourner avec une équipe réduite (une trentaine de fidèles techniciens) pendant un an (5 années pour 2001) plutôt qu’avec 200 personnes pendant trois mois.

Une succession de chefs-d’œuvre

Dès lors, il va réaliser une succession de chefs-d’œuvre, huit films en 40 ans, huit classiques absolus et pas un échec, du jamais vu dans l’histoire du 7e art.

Il y a d’abord le sulfureux Lolita, inspiré du roman de Nabokov. Puis Docteur Folamour, farce grotesque sur fond de Troisième Guerre mondiale. Il se lance ensuite dans le grand œuvre de sa vie qui va propulser sa carrière sur orbite, 2001, l’odyssée de l’espace.

Cette fois, Kubrick entreprend de raconter l’histoire de l’humanité. Ce conte philosophique doublé d’un voyage au-delà des étoiles, avec ses effets spéciaux révolutionnaires, va enflammer l’imagination de plusieurs générations de cinéphiles et fracasser l’imaginaire de cinéastes aussi variés que Christopher Nolan, James Cameron, Gaspar Noé ou George Lucas.

2001 : l’odyssée de l’espace – 1968 – © dr

Comment ne pas décevoir après un tel monument ? En réalisant un « petit film », Orange mécanique, d’après le roman d’Anthony Burgess, fable hilarante sur le libre arbitre, avec un Malcolm McDowell absolument dément.

En 1975, Kubrick change de monde et de registre avec Barry Lyndon, adapté de William Thackeray, avec Ryan O’Neal et Marisa Berenson, une fresque sublime (avec des objectifs de la Nasa pour filmer à la seule lumière des bougies) mais d’une tristesse absolue, l’autopsie de l’échec d’une vie.

Le film est un échec aux USA et pour se refaire, Stanley Kubrick adapte un best-seller de Stephen King, The Shining. Ce film d’horreur avec un Jack Nicholson hallucinant est un tour de force cinématographique, tourné presque intégralement à la steadycam.

Il tombe enfin sur The Short Timers, de Gustav Hasford, un chef-d’œuvre dans lequel il est question de la déshumanisation d’un groupe de jeunes marines.

C’est également une œuvre mystérieuse, un film-cerveau inspiré par les écrits de Bruno Bettelheim, qui a suscité bien des théories sur le net et même au cinéma avec le doc Room 237. Huit ans plus tard, Kubrick entreprend de reconstituer le Vietnam dans la banlieue de Londres avec Full Metal Jacket.

Après des années à chercher une bonne histoire, il tombe enfin sur The Short Timers, de Gustav Hasford, un chef-d’œuvre dans lequel il est question de la déshumanisation d’un groupe de jeunes marines, puis leur quotidien sur le front pendant l’offensive du Têt.

A la fin, le film se métamorphose en un enfer géométrique, évoquant le labyrinthe de Shining, où l’ennemi est… un enfant.

Des objets étranges, mystérieux

Douze ans après Full Metal Jacket, Kubrick tourne un projet de longue date, Eyes wide Shut, une fable sur le voyeurisme, le désir et la peur du sexe, inspirée d’Arthur Schnitzler.

Perfectionniste, Kubrick reconstitue les rues de New York dans un studio londonien, réécrit comme à son habitude le scénario sur le set et tourne chaque scène des dizaines de fois (parfois jusqu’à cent prises pour une scène anodine).

Tom cruise et nicole kidman dans eyes wide shut – 1998 – © dr

Les acteurs craquent, ainsi Jennifer Jason Leigh et Harvey Keitel abandonnent en route. Mais cette troublante odyssée du sexe et de l’angoisse se conclut sur une pirouette et la dernière dernière réplique contredit le propos du film dans son intégralité et éclaire l’œuvre de Kubrick sous un jour totalement nouveau.

Dans un magasin de jouets, Nicole Kidman déclare à Tom Cruise « Sais-tu que nous avons quelque chose de très important à faire ? Baiser. » Est-ce le secret du monolithe-Kubrick : baiser ? Ou simple pirouette du démiurge qui clôt son ultime film, goguenard, par « Fuck », en gros, allez vous faire foutre ?

S’il a redéfini le cinéma de science-fiction, le film historique, le film d’horreur, le péplum ou le film de guerre, Stanley Kubrick a innervé son cinéma de toutes ses obsessions, de motifs cachés et d’idées philosophiques, qui fait que l’on peut les regarder encore et toujours.

Stanley Kubrick a créé un monde étrange, parfait et mystérieux, dans lequel nous pouvons nous projeter, nous perdre.

Tous les films de Kubrick se déroulent dans des systèmes qui s’empêtrent, où des machines se dérèglent, la violence explose dès que la parole ne suffit plus.

Les plans de l’arriviste Barry Lyndon échouent, comme ceux d’Alexander De Large dans Orange mécanique ou de Humbert Humbert dans Lolita, la fusée de 2001 se pose dans un ailleurs très 18e siècle, le super ordinateur bug, Jack Nicholson n’écrira jamais son roman, « la Baleine » se fait exploser la tête et les soldats de Full Metal Jacket se perdent dans un enfer de flammes…

Stanley Kubrick a créé un monde étrange, parfait et mystérieux, dans lequel nous pouvons nous projeter, nous perdre. De fait, comme il donnait peu d’interviews et refusait toute explication, il nous laisse la latitude d’envisager, de comprendre ce monde, son monde, comme nous l’entendons.

Reste des images iconiques (le monolithe de 2001, l’œil ouvert d’Orange mécanique, le labyrinthe ou le sang qui sort de l’ascenseur dans Shining et tant d’autres…), des odyssées non verbales, une œuvre opératique, supérieurement intelligente, formellement sublime, inoubliable.

L’essence même du 7e art.

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