Ridley Scott, le duelliste

photo de couverture © Frazer Harrison/AFP

A 83 ans, Ridley Scott livre un très grand cru avec Le Dernier duel et le magnifique House of Gucci. L’occasion de revenir sur l’épopée d’un cinéaste-peintre, d’un artiste postmoderne auteur d’un cinéma total.

Par Sylvain Monier

Le 20 août 2012, alors qu’il est au Royaume-Uni sur le tournage de Cartel, Ridley Scott apprend une nouvelle qui agit sur lui comme un direct en pleine face : Tony Scott, son frère, est mort. Le cinéaste âgé de 68 s’est suicidé le 19 août en se jetant du pont Vincent-Thomas, à San Pedro près de Long Beach (Californie). Ridley est bouleversé par cette disparition, d’autant qu’il avait déjà perdu un frère, Franck Scott, décédé d’un cancer de la peau peu avant Blade Runner en 1982. En avait résulté un film d’une singulière noirceur similaire à celle que l’on retrouvera d’ailleurs dans Cartel.

Surtout, il ne comprend pas l’acte final de ce frère rigolo, toujours sapé comme un machino, heureux en ménage et père d’une paire de jumeaux âgés de 22 ans.

Tony, l’auteur de films fun et cultes dans les années 80, et de métrages plus profonds par la suite mais néanmoins peu pris au sérieux — à tort. Sa sortie stoïcienne tranchant avec les happy ends de ses films. On se souvient à ce sujet que Tony s’était opposé à Quentin Tarantino sur True Romance (1993). Le premier préférant opter pour une fin plus optimiste à l’inverse du second (scénariste du film) qui avait choisi un dénouement plus tragique. Prophétiquement, Tony opta cependant pour un final sombre sur Man on Fire (2004) dans lequel Denzel Washington périssait… sur un pont.

Aujourd’hui encore, il juge les circonstances de ce suicide « inexplicables ».

Ridley sait que Tony a longtemps lutté contre un cancer mais que ce mal était alors en rémission au moment de sa mort. Aujourd’hui encore, il juge les circonstances de ce suicide « inexplicables ». Ensemble, ils avaient créé une société de production (Scott free productions) afin de conserver un minimum d’indépendance. Le logo de leur boîte de prod présentait un homme, surpris dans la nuit, qui s’enfuit et se transforme en oiseau.

Comme une fuite en avant qui semble être l’attitude du moment de Ridley Scott. Car à 83 ans, l’homme enchaîne les superproductions : House of Gucci, un biopic bling-bling avec un gros casting composé d’Al Pacino, Lady gaga, Adam Driver…, qui parachève un triptyque italien après Hannibal (2001) et Tout l’argent du monde (2017). Et deux autres projets d’envergure : un autre biopic sur Napoléon, pour le moment baptisé Kitbag, avec Joaquim Phoenix et un Gladiator 2 en cours d’écriture que le cinéaste a annoncé en pleine promotion du Dernier duel (en salles, le 13 octobre).

Le Dernier duel fait forcément écho à son premier film : Les Duellistes

Comme son titre l’indique, le film revient sur l’ultime duel judiciaire survenu en 1386 en pleine guerre de Cent Ans. Et comme le sujet et le lieu de tournage du métrage (Dordogne) l’indiquent, Le Dernier duel fait forcément écho à son premier film : Les Duellistes (1977). A l’époque, Ridley Scott a déjà 40 ans mais il est probablement millionnaire eu égard à la centaine de films publicitaires qu’il a tournés via sa boîte de productions. D’où cette possibilité de prendre son temps…

Ridley est né en 1937 dans le nord-est de l’Angleterre à South Shields. Il est le fils d’un officier de l’armée royale et il a grandi dans une nation paupérisée par l’issue de la Seconde Guerre mondiale. La famille Scott déménage au pays de Galles, puis en Allemagne (un pays tout autant dévasté à l’époque) pour s’installer ensuite à Hartburn, une cité industrielle près de la mer du Nord.

C’est une enfance au décorum gris, quasi-post-apocalyptique qui va nourrir son univers souvent émaillé de champs de ruines mais qui va aussi le pousser, lui et Tony, vers la peinture, le graphisme et enfin le cinéma au cœur des golden 60’s.

Avant le grand écran, Ridley fait ses classes dans la pub et la télévision.

Avant le grand écran, Ridley fait ses classes dans la pub et la télévision. Il y fait tous les métiers : chef-décorateur, directeur de la photo et réalisateur, notamment pour la BBC. Ce savoir-faire le fait se rapprocher de cinéaste de sa génération : Alan Parker (Midnight express-1978) et Hugh Hudson (Les Chariot de feu – 1981) et bien sûr Tony (Les Prédateurs – 1982).

Ensemble, ils créent la Ridley Scott Assosciates en 1968. Et les quatre (cinq avec plus tard Adrian Lyne et Flashdance – 1983) incarneront la nouvelle génération de cinéastes britanniques, héritière du Free cinema de Tony Richardson ou John Schlesinger qui marque la fin des années 70 et à l’orée de la décennie 80, et dont Ridley incarne peu ou prou le chef de file – avec Alan Parker.

Les détracteurs du mouvement ont beau lui reprocher une esthétique publicitaire avec ses ambiances érotico-moites illustré par des plans sur les ventilateurs de plafond, ce nouveau cinéma incarne une tendance qui fera florès et porte en elle des codes visuels qui marqueront la décennie 80.

Un signe avant-coureur : Les Duellistes gagnera la Caméra d’or à Cannes en 1977 et intéressera Hollywood séduit par son scénario pas prise de tête (deux hussards s’affrontent en duel sur deux décennies), sa maîtrise parfaite de la lumière et son sens de la belle image ici inspirée par les tableaux de l’époque Napoléonienne.

Ridley Scott aime s’inspirer des tableaux de maîtres pour mieux les projeter dans la contemporanéité de ses films.

En bon artiste postmoderne doublé d’un historien de l’art hors pair, Ridley Scott aime s’inspirer des tableaux de maîtres pour mieux les projeter dans la contemporanéité de ses films. C’est pourtant avec le concours d’un artiste de sa génération, le plasticien suisse H. R. Giger, qu’il façonnera le film qui l’imposera : Alien, le 8e passager (1978). Un gros carton en forme d’entrée fracassante à Hollywood qui fera de lui le maître de la science-fiction en huis-clos. Dans la foulée, il sort Blade Runner (1982) adapté de Philip K. Dick où il poussera très loin ses ambitions graphiques inspirées de son enfance post-Seconde Guerre mondiale.

Le résultat, trop froid, trop visionnaire se révèle un bide critique et commercial. Et il faudra attendre 1992 via une version director’s cut pour que le film soit in fine réhabilité. Il essaiera de se refaire la cerise avec Legend (1985) mais ce sera peine perdue également. Son statut d’esthète visionnaire prenant fin avec l’échec de cette œuvre d’heroic fantasy.

En attendant, après avoir signé la pub d’Apple Macintosh en 1984 inspirée par 1984, il la joue profil bas, en s’orientant vers des formats plus classiques avec Traquée (un hommage aux films noirs des années 40), Black Rain un polar atmosphérique situé à Tokyo porté par un Michael Douglas doté d’une belle coupe mulet.

Le salut viendra par une étonnante ode à la liberté et au féminisme qui fera date en 1991 : Thelma et Louise et son dénouement beau et tragique à la fois, en forme (déjà) de fuite en avant.

Deux films qui lui vaut des succès relatifs. Une certaine partie de la critique lui reprochant encore une fois son esthétique publicitaire. Pourtant ces deux polars gagneront à être vus avec les années et seront à leur tour réhabilités.

Le salut viendra par une étonnante ode à la liberté et au féminisme qui fera date en 1991 : Thelma et Louise et son dénouement beau et tragique à la fois, en forme (déjà) de fuite en avant. A l’arrivée un succès qui ne se démentira pas. Aujourd’hui Thelma et Louise est devenu un classique loué par pléthore de néo-féministes. Ridley Scott, cinéaste féministe ? Dès Alien, il imposait Sigourney Weaver comme figure emblématique de la « cause », finalement.

Avec 1492 Christophe Colomb, œuvre historique produite par des fonds européens qui célèbre l’anniversaire de la découverte de l’Amérique, il renoue avec les gros projets. Las, le choix de Depardieu dans le rôle-titre se révèle catastrophique. « Gégé » étant en délicatesse avec la presse américaine qui lui reproche sa jeunesse borderline à Châteauroux.

Et la vision de Scott trop européenne achevant de rendre le film difficilement acceptable pour le public américain. A l’arrivée, le cinéaste prendra 4 ans ferme de silence à Hollywood. La fin de la décennie terminera en eau de boudin avec un Lame de fond au style très « soif d’aujourd’hui » assez suranné, et un Gi : Jane (1997) au style nanardesque illustré par la réplique culte de Demi Moore : « Suck my diiick ! ». On se dit alors que Ridley Scott est fini, que les années 2000 se feront sans lui, à l’instar de ses comparses Alan Parker ou Hugh Hudson. Erreur…

Remettre au goût du jour le peplum ? Un pari ultra-risqué pour un Ridley à moitié cramé. Ce sera un triomphe.

Sans le Vésulien Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Gladiator n’aurait jamais vu le jour. C’est en effet son tableau Pollice verso qui a convaincu le cinéaste de faire le film. Remettre au goût du jour le peplum ? Un pari ultra-risqué pour un Ridley à moitié cramé. Ce sera un triomphe.

En revenant à ses premières amours (la peinture) tout en s’adaptant aux nouvelles technologies de cette nouvelle décennie (le numérique), Ridley Scott vit une forme de régénérescence. Et les années 2000 vont se révéler singulièrement créative. « Si je vivais à une époque antérieure, je serais probablement devenu peintre », aime-t-il rappeler à longueur d’interviews. Sa filmographie en atteste : des plans enrichis par un effet optique, une lumière ultra-travaillée, une musique qui corrèle un mouvement de caméra génial.

Cette audace visuelle trouvera son paroxysme avec La Chute du faucon noir (2002) qui fait douloureusement écho à la fuite des forces US de Kaboul en août dernier. Tony, lui aussi apprenti-peintre, osera aller encore plus loin avec ses cadres agressifs et sa photo saturée jetés sur la toile à la manière d’un Jackson Pollock (Le Fan – 1996, Man On Fire – 2004 ou Domino – 2005), tandis que Ridley s’inspire d’un David Hockney avec le beau film d’arnaque Les Associés (2003).

Hockney et Scott se sont d’ailleurs côtoyés au Royal College of Art avant que le cinéaste s’en aille à New York pour y travailler à Time-Life avec les deux grands documentaristes américains, Richard Leacock et D.A. Pennebaker.

Car on aurait tort de limiter son œuvre à d’uniques audaces visuelles. Au fur et à mesure de sa filmographie, des thèmes se font prégnants et aboutissent à une vision : les mondes nouveaux gangrénés par la corruption des élites (Blade Runner, Gladiator, Kingdom of Heaven), la notion de « paradis perdu » avec 1492, le duel face à l’autre et surtout face à soi-même (Alien, American Gangster, Les Duellistes, Le Dernier duel).

Dans tous les cas le dilemme reste le même : comment rester fidèle à sa morale quand le « système » fait tout pour vous corrompre ?

En ex-jeunes des années 60 et 70, les frères Scott se méfient aussi des autorités incarnées par des agences comme la NSA ou la CIA. Au point que parfois leurs films se répondent : Ennemi d’Etat (1998), Spy Game (2001) pour Tony et Mensonge d’Etat (2008) pour Ridley. Dans tous les cas le dilemme reste le même : comment rester fidèle à sa morale quand le « système » fait tout pour vous corrompre ?

Dans sa propriété du Luberon où il a tourné la comédie romantique Une belle année (2005), Ridley Scott ne chôme pas. A l’instar d’un Clint Eastwood (90 ans), l’octogénaire fourmille de projets. C’est ainsi que depuis Prometheus (2012) et Alien : Convenant (2017), le cinéaste entend récupérer son grand œuvre qui lui avait échappé (Alien, le 8e passager) en luttant contre la Fox en mode : « Alien, c’est moi ! »

Car à 83 ans, Ridley Scott est toujours vaillant. C’est ainsi qu’en 2009, il tentait en vain de s’opposer à l’essor d’un élevage de poules près de son mas d’Oppède (Vaucluse). En cause selon lui : la pollution sonore, visuelle et olfactive que le bâtiment allait engendrer sous ses fenêtres. Après cinq recours en justice, le tribunal de Nîmes lui a donné définitivement tort et Scott a été contraint de débourser 4 000 euros à la commune au titre des frais de justice. Un dernier duel perdu contre les poules.

Sources :
Ridley Scott, le cinéma au cœur des ténèbres (éd. L’Harmattan) de Claude Monnier
Tony et Ridley Scott, frères d’armes (éd. PlaylistSociety) de Marc Moquin

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