Delon, le mal-aimé !

© photo de couverture les acacias

Lors du 72e Festival de Cannes, Alain Delon, monument adulé autant que controversé, s’est vu remettre une Palme d’or d’honneur. Retour sur un phénomène hexagonal à portée internationale.

Par Jean-Pascal Grosso

« Je ne connais personne qui ait envie de dire des choses gentilles sur Alain Delon. » La formule n’est pas d’un concurrent jaloux, d’une amante éconduite, d’un critique courroucé mais de Louis Malle ; ce qui n’est pas rien. Feu le réalisateur d’Ascenseur pour l’échafaud, du Feu Follet, d’Au Revoir les enfants, comptait parmi les plus illustres noms du cortège des pourfendeurs d’un mythe incurablement français.

Alain Delon, un personnage de roman absolu : fils d’un propriétaire de cinéma de quartier, élevé en famille d’accueil, CAP de charcutier, passage par l’Indochine – « La Légion d’honneur ne m’aurait intéressée qu’à titre militaire remise par le Général de Gaulle » se rengorgeait-il en 1975 -, une réputation de petite frappe des faubourgs parisiens puis, de fil en aiguille, de femmes en femmes surtout, plus que jamais séducteur en puissance, l’explosion, la découverte d’un acteur au don inné, à la présence fauve, magnétique.

René Clément, un de ses maîtres avec Luchino Visconti et Jean-Pierre Melville – ombres tutélaires qui forcent le respect -, le modèlera ardent et vénéneux dans Plein Soleil. C’était en 1960. Delon avait 25 ans et il est toujours là, archange blessé, intempérant souvent, bougon, baroque tragédien, entouré de ses fantômes comme l’Empereur (qu’il adule) de ses troupes, mais le regard bleu mythique encore vif, la dent aussi dure. Le félin (celui de Clément, encore, en 1964) semble toujours prêt à rugir dans un monde qui nourrit désormais pour lui admiration, nostalgie ou pure indifférence.

Homme de tête

« C’est vrai que je suis peu commode (…) J’ai un très mauvais caractère. Ce qui est une preuve de caractère » expliquait la star (le mot est ici tout sauf galvaudé) à la Radio-Télévision Suisse dans les années 70. Alain Delon a acquis une position presque unique dans l’histoire du cinéma français. Si, jadis, des talents comme Maurice Chevalier, ou, plus proche de lui, Simone Signoret, s’en étaient allés planter, humblement, la bannière tricolore du côté de Hollywood, Delon sera parvenu, au paroxysme de sa gloire, la (longue) période 60/80 mettons, à étendre sa célébrité jusqu’au fin fond de la Chine.

L’homme va imposer au monde, non une posture, mais l’image bien ciselée d’une trempe redoutable doublée d’un professionnel aguerri.

Avant de casser sa durite (Parole de flic en 1985, un José Pinheiro taillé sur mesure, où il apparaît mi-Bronson, mi-Bruce Lee, œuvre onaniste définitive), l’homme va imposer au monde, non une posture, mais l’image bien ciselée d’une trempe redoutable doublée d’un professionnel aguerri. Le bras de fer avec Jean-Paul Belmondo pour une triviale histoire d’affiche au moment de la sortie de Borsalino (1970) et qui se terminera devant les tribunaux est là pour l’attester. « Peut-être, concédait-il, ne suis-je pas d’un accès aussi facile que Jean-Paul Belmondo ou Jean-Claude Brialy. C’est une question de nature. Et c’est profondément ma nature. »

Pour sa défense, il faut tout de même rappeler l’incroyable impact qu’a eu Delon sur la société française. Celui-ci n’a d’égal que la révolution de mœurs incarnée à elle seule dans l’Hexagone et plus loin encore par Brigitte Bardot. Delon soulève les foules, provoque des scandales, mène sa carrière comme bon lui semble. Il tourne un Zorro (1975) uniquement pour faire plaisir à son fils. Ou produit le formidable Le Professeur (1972) d’un Valerio Zurlini en fin de course, dans lequel il interprète un type raté et dépressif, alors que vient de sortir le clinquant Soleil rouge de Terence Young.

Delon trempe dans de scabreuses affaires politiques, se fiche la gauche à dos pour ses prises de position à droite (mais sera un des grands adaptateurs du gauchiste Manchette et employeur du non moins idéologisé Fajardie au cinéma), organise des combats de boxe, s’offre une écurie de course, crée sa propre marque de cigarettes, de parfum, de lunettes (Chow Yun-fat en porte une paire dans Le Syndicat du crime de John Woo)… Ubiquiste, il ne peut appeler qu’aux superlatifs ou se charge de trouver les siens propres au cas où son interlocuteur en manquerait. Largement de quoi exaspérer. Mais pour beaucoup, Alain Delon reste aussi un ami fidèle jusque dans ses mauvaises fréquentations (le gang de la Brise de mer, l’OAS…). Annie Girardot saluera sa présence indéfectible auprès du mari de cette dernière, le comédien Renato Salvatori (Rocco et ses frères, Flic Story, Le Gitan…), même au creux de la vague, alors rongé par l’alcoolisme.

« Froid, égocentrique »

« Le cinéma est un milieu de requins. Et cela tombe bien : c’est le poisson que je préfère. » Bien sûr, Alain Delon n’est pas infaillible et hors de toute critique. « J’aime Céline l’écrivain mais pas l’homme » tranchait Fabrice Luchini au sujet de son auteur fétiche, celui du Voyage au bout de la nuit. Le public a le droit de se faire la même idée sur le héros du Samouraï ou du Cercle rouge.

A l’instar d’un Steve McQueen, d’un Bruce Lee, Delon vient de nulle part et s’est forgé seul sa légende. Cela demande une force de caractère herculéenne, matinée de nombrilisme patenté et d’une ulcération foudroyante face à toute force  lui obstruant la route. « Il hésite entre Chaban-Delmas et Mémé Guérini » se moquait Guy Bedos dans les années 80.

« C’est quelqu’un dont on a l’impression qu’il se bagarre contre la terre entière alors qu’Alain se bagarre surtout contre lui-même. » Patrice Leconte

Plus fine sera l’analyse de Patrice Leconte à la sortie du raté Une Chance sur deux (1998), série B paresseuse et friquée censée ressusciter en compagnie de Belmondo l’âme du tandem de Borsalino : « C’est quelqu’un dont on a l’impression qu’il se bagarre contre la terre entière alors qu’Alain se bagarre surtout contre lui-même. » Il n’est pas non plus très simple d’avoir à affronter Delon – surtout lorsque le sujet de discorde tient presque du caprice d’enfant.

Caprice d’enfant exigeant que son nom soit écrit sur deux lignes et celui de son partenaire Charles Bronson sur une seule sur l’affiche d’Adieu l’ami (1968) de Jean Herman. Caprice d’enfant encore lorsque, souhaitant imposer sa compagne Nathalie Delon sur Les Aventuriers (1967), il finit par rallier Lino Ventura à sa cause pour faire pression sur le réalisateur Robert Enrico afin qu’il vire l’admirable Joanna Shimkus. Heureusement, le metteur en scène tint bon. « Alain est un être froid, extrêmement égocentrique qui, pour se réchauffer, n’a rien trouvé de mieux que des publicités vantant la fourrure » écrira un jour sa pourtant « grande amie » Brigitte Bardot. Paradoxe ambulant, honni autant qu’envié, Delon a pas mal de bourdes à son actif. Comment refuser Gerbier, le rôle du résistant de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, puis accepter d’apparaître ensuite sur des cauchemars sur pellicule comme Airport 80, Dancing Machine ou Ne Réveillez pas un flic qui dort ? That is the question… L’icône – mot là encore de circonstance – n’en fait qu’à sa tête qu’il a dure et bien pleine.

« Est-ce qu’un acteur qui reste constamment sur lui-même – parce que Delon, il donne finalement très peu – est vraiment un acteur ? » La question était récemment posée, dans un entretien à la presse magazine, par Vincent Cassel. Donner très peu ? Difficile à croire. Alain Delon, dans sa riche carrière, qui s’étiolera qualitativement dans les années 80, mais pas moins que celle des autres acteurs de sa génération Belmondo en tête, a additionné une bonne dizaine de chefs d’œuvre (Le Guépard, Rocco et ses frères, Le Samouraï, Monsieur Klein…). Un vil autolâtre n’aurait pas tenu la distance. Et on souhaite, au passage, une même réussite à l’interprète de Mesrine et de Vidocq. Un détail : dans Les Grands Fusils de Duccio Tessari, film que Delon déteste au point de vouloir le retirer de sa rétrospective à la Cinémathèque française en 1996, sa présence dévastatrice, tout en colère rentrée et regard d’acier de tueur, transforme ce poliziottescho de facture classique en un diamant aussi brut que noir.

Avec ça et pour avoir survécu à un tournage avec Bernard Henry Lévy (l’élucubré Le Jour et la nuit en 1997), impossible de ne pas tirer un coup de chapeau à l’acteur de 83 ans. « Delon le magnifique », la louange lui colle décidément à la peau.

Delon en sept dates :

1935 : Naissance à Sceaux, le 8 novembre, fils d’un directeur de cinéma de quartier et d’une préparatrice en pharmacie.
1957 : L’actrice Michèle Cordoue, dont il est l’amant, l’impose sur le tournage de Quand la femme s’en mêle de son époux Yves Allégret. C’est la toute première apparition de Delon à l’écran.
1959 : Fiançailles, le 22 mars, avec Romy Schneider qu’il a rencontrée un an plus tôt sur le tournage de Christine de Pierre Gapsard-Huit.
1963 : Le Guépard de Luchino Visconti, dans lequel il incarne le le jeune Tancrède, obtient la Palme d’or à Cannes. Alain Delon devient une star internationale.
1968 : Fonde sa propre maison de production « Adel Productions » (Borsalino, Deux Hommes dans la ville, Monsieur Klein…).
1985 : César du meilleur acteur pour Notre Histoire de Bertrand Blier.
2008 : Il incarne Jules César dans Astérix et Obélix aux jeux Olympiques : 6 785 909 entrées/France. Son plus gros succès au box-office.

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