Damien Chazelle : « J’ai un rapport amour / haine avec l’industrie du cinéma »

Photo de couverture © DFree / Shutterstock

See Mag a rencontré Damien Chazelle à sa conférence de presse parisienne. Le jeune cinéaste (37 ans !) de La La Land est venu défendre Babylon, œuvre grandiose, adulte, dantesque, démesurée, époustouflante, aussi drôle que tragique, sur le Hollywood des années 20, le passage du muet au parlant. Tourné en 35MM, avec Brad Pitt, Margot Robbie, et une multitude de comédiens (Diego Calva, Jovan Adepo, Li Jun Li), Babylon est une fresque comme les majors n’en produisent plus. Rencontre, en français dans le texte, avec un prodige, amoureux du 7e art.

Propos recueillis par Grégory Marouzé 

Si Baylon est un chant d’amour au cinéma, si le film est grandiose, opératique, il est aussi tragique, démesuré, dantesque, très critique envers Hollywood et sa cruauté. Comment avez-vous fait pour embarquer Brad Pitt et la Paramount dans une telle folie ?
Ça n’a pas toujours été facile de convaincre les gens autour de moi. Mais j’ai eu de la chance parce que, par exemple, Brad Pitt était excité, passionné, comme moi, par le sujet. Il faisait partie du casting de départ. Avoir Brad Pitt aide aussi pour la suite. Pendant tout le tournage et toute la production du film, la distribution, l’équipe, sentaient que c’était un peu fou, que c’était un moment assez unique d’essayer de vraiment faire quelque chose de différent. Il fallait l’attaquer, ce film ! On avait un esprit de guerre. On connaissait le challenge et il fallait y aller.

Estimez-vous avoir réalisé un film hollywoodien ?
Le sujet, c’est Hollywood et le film est fait à Hollywood ! Mais c’était un mélange de références. Fellini était une inspiration clé. Pour la tradition hollywoodienne, je dirais plutôt, les années 70, les films de Coppola par exemple. Des films du cinéma muet comme Intolérance, Wings de William Wellman. Ces grands films avaient une idée du cinéma comme spectacle, avec le mélange de comédie, de tragédie, d’absurdité, de beauté, de cauchemar, de contrastes. Je voulais que ce soit un film sur le paradoxe de Hollywood, qui est ce mélange d’extrêmes, du haut et du bas ! 

« C’était presque comme faire une comédie musicale. C’est vraiment de la chorégraphie. »

Les scènes de fêtes sont magistrales, précises, bien que foisonnantes. Comment les avez-vous préparées ?
C’était presque comme faire une comédie musicale. C’est vraiment de la chorégraphie. J’ai collaboré avec la même chorégraphe avec laquelle j’ai travaillé sur Laland et donc on a eu des danseurs, des figurants… On a fait des répétitions. C’était très précis avec la caméra et la musique. On avait de la musique sur la scène mais le challenge, au contraire de Laland, c’était de cacher toute la chorégraphie, qu’on ait l’impression que c’est spontané, que tout le monde est ivre ou drogué. De capter cet esprit très flou. Il fallait vraiment répéter pour que ça devienne naturel. Là, ça commençait à marcher.

Chaque minute du film est extrêmement documentée. Vous avez fait 15 ans de recherches. Comment avez-vous procédé, qu’avez-vous découvert de plus surprenant, que vous ignoriez ?
Pour moi, c’est chaque fois que je trouvais quelque chose qui me choquait. Je me disais “Ah, il faut le mettre dans le film !”. Je pense que le film, pour moi, c’est le total de toutes les choses que j’ai trouvées dans mes recherches. Ces informations qui me choquaient, me surprenaient, qui ne faisaient pas partie de l’illusion des années 20. Hollywood est très douée pour créer des illusions, raconter des mensonges. Il y a toute une histoire cachée. Et c’est là qu’on trouve les anecdotes, les souvenirs, les histoires qui parlent du sexe, de la drogue, des moeurs, sur les plateaux de tournage, de toutes les choses un peu plus sordides, un peu plus sombres, un peu moins glam. Ce sont ces choses-là qui m’intéressaient le plus.

« Pour Babylon, j’ai tout dessiné : des portes, les cadres, et j’ai utilisé la musique pour m’aider dans cette trajectoire. »

Comment se passe votre collaboration avec le compositeur Justin Hurwitz ? Il y a l’objectif d’approcher le duo Léone / Morricone ?
Léone et Morricone, ce sont des dieux ! A chaque fois que je finis le scénario, je le donne à Justin et il commence à travailler sur des morceaux, au piano. C’est tout simple. On cherche des mélodies, des morceaux, pour trouver le début de ce que va être la musique. Parce que, pour moi, la musique c’est le temps, c’est l’émotion, c’est un personnage. Mais même si ce n’est pas le sujet du film comme dans First Man, c’est toujours un personnage. Ça m’aide beaucoup à trouver comment je vais tourner le film.

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Par exemple, pour Babylon, j’ai tout dessiné : des portes, les cadres, et j’ai utilisé la musique pour m’aider dans cette trajectoire. Et puis on a eu la musique sur le tournage. Ça, c’est pratique. Pour les acteurs aussi, parce que tout le monde commence à connaître ce qu’on veut faire, le ton du film. Et puis bien sûr, durant le montage, la musique change, je travaille à côté de Justin pendant le montage. Tom Cross, mon monteur, Justin, et moi, nous sommes tous les trois.  C’est vraiment un travail qui commence tout au début et qui dure jusqu’à la fin, jusqu’au mixage.

Avez-vous, comme le personnage de Manny1, le désir, l’ambition de participer à quelque chose de très grand ?
Oui, dès le début je voulais faire des films. Ce que j’aime bien avec le personnage de Manny, c’est que le désir est même plus grand que de faire des films. Il y a un rêve à transmettre. D’autre part, il y a le rêve d’immortalité, peut-être. C’est le rêve de faire quelque chose, ou de faire partie de quelque chose qui va durer. Les films, atterrir sur la lune, ça peut être dans n’importe quelle industrie, ça peut même être de fonder une famille. Ça fait partie de ce même rêve que partage presque tous les êtres humains de laisser quelque chose qui va durer, après notre mort. Cette idée, était un point d’entrée pour ce personnage et, aussi, pour le monde dans lequel il entre.

« Il faut trouver un côté un peu surprenant, un peu réel, un peu humain, même avec l’artifice. »

Tout est maîtrisé, scénarisé depuis le début ? Est-ce qu’il y a des surprises au moment du tournage ? On a l’impression que certaines scènes sont venues d’une inspiration soudaine…
C’était un peu les deux. C’est-à-dire que j’avais un scénario complet. Tout était écrit, dessiné, donc il y avait un planning très précis. Il fallait que les spectateurs aient l’impression que c’est un film énorme alors qu’on n’avait un budget qu’il ne l’était pas tant que ça2.

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On n’avait pas des ressources infinies donc il fallait s’en tenir au planning pour que chaque centime soit sur l’écran. Mais, pendant le tournage avec les acteurs, et ça fait partie du travail, il fallait essayer de trouver des accidents, des surprises, un peu d’improvisation, ça dépend. Mais toujours essayer de trouver un côté documentaire, parce que sinon on devrait faire des dessins animés. Il faut trouver un côté un peu surprenant, un peu réel, un peu humain, même avec l’artifice.

On parle d’une urgence dans votre cinéma, qui va toujours de l’avant. Certains le qualifient de sportif.
C’est peut-être vrai. Par exemple avec Babylon, c’était important pour moi que ce soit un peu physique, que les spectateurs aient l’impression d’être sur les tournages, qu’on sente la sueur, le soleil qui brûle, la musique qui nous entoure. J’aime le cinéma qui donne l’impression physique de quelque chose, de quelque chose qu’on peut toucher, qu’on peut sentir, que ça devienne vraiment sensuel.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie si jeune de travailler sur le thème de l’industrie du cinéma, en lui rendant hommage, mais en la critiquant également ? 
Au tout début, l’idée était de raconter l’histoire de la transition entre le cinéma muet et le parlant, d’une manière un peu un peu plus tragique, qu’on sente la violence, le côté brutal de ce basculement du Hollywood de cette époque. C’était assez précis sur cette époque-là. C’était il y a 15 ans. Pour ce sujet, il fallait un mélange d’éloges et de critiques.

« J’ai commencé à vivre à Los Angeles il y a 15 ans. Los Angeles est une ville un peu irréelle, un peu bizarre. Ce n’est pas une ville comme les autres. »

Sur quatre films, c’est votre second long-métrage, qui tourne autour du monde du cinéma sur Est-ce que le 7e Art est votre source d’inspiration majeure ?
Plus jeune, le cinéma et la musique étaient mes centres d’intérêt principaux. C’est vrai que ce sont les deux sujets sur lesquels je travaille le plus. On travaille sur ce que l’on connaît. Il y a toujours un point d’entrée assez personnel pour moi. J’ai commencé à vivre à Los Angeles il y a 15 ans. Los Angeles est une ville un peu irréelle, un peu bizarre. Ce n’est pas une ville comme les autres. Je voulais savoir d’où ça vient, pourquoi Los Angeles est comme ça, essayer de comprendre son histoire. Le début de Los Angeles, le début de Hollywood, de l’industrie du cinéma. 

Margot Robbie- Babylon – © Paramount Pictures All Rights Reserved

Vous aviez à cœur d’évoquer la transition sociétale, la place des femmes à Hollywood ? Dans Babylon, on voit une femme qui tient la caméra. Vous évoquez les minorités. Cela transparaît vraiment dans le film.
Oui, comment les changements technologiques peuvent être en dialogue avec des évolutions sociales. Le passage du cinéma muet au cinéma parlant, c’est quelque chose de technologique, et ça pourrait même être quelque chose d’assez mineur. Alors que toute la société a changé aussi à cause du cinéma parlant. C’est peut-être une coïncidence, mais avec l’arrivée du parlant, la société est devenue un peu moins libre, un peu moins ouverte. Hollywood était au début un “Wild West”, un truc de frontières, le cirque quoi ! N’importe qui pouvait pouvait faire n’importe quoi ! Pas exactement, mais presque. C’est devenu une industrie globale. Wall Street !

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Les acteurs de Broadway et de New York sont venus à cause du cinéma parlant. C’est devenu une partie de l’industrie globale et je pense que c’est à cause de ça qu’on a perdu un peu cette liberté, cette diversité, cette ouverture qu’on trouvait dans le cinéma muet.

« Quand on regarde une image de Greta Garbo, de Louise Brooks, d’un film de Griffith, on à la sensation de quelque chose de presque spirituel. »

Il y a des registres très contrastés dans votre film. Avez-vous un rapport émotionnel, amour / haine, avec l’industrie du cinéma ? Est-ce que dans votre vie personnelle, cela vous atteint ?
C’est amour / haine, oui. Ça me fascine ! C’est le paradoxe pour moi d’une industrie qui peut créer des œuvres d’art presque divines. On dirait que ce ne sont pas des humains qui les ont faites, mais des Anges. Quand on regarde une image de Greta Garbo, de Louise Brooks, d’un film de Griffith, on à la sensation de quelque chose de presque spirituel. Alors que, dès que l’on connaît la machine derrière ces images, avec la société et les gens, tout ce qui s’est passé, c’est assez choquant. Il y a eu beaucoup d’erreurs à cette époque, et ça dure toujours ! Il y a un côté cauchemar ! C’est ce paradoxe qui m’a fasciné, et ça continue de me fasciner. C’était un peu l’enjeu de ce film : montrer les deux aspects.

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J’ai eu beaucoup de chance personnellement, donc je n’ai pas vraiment rencontré le cauchemar. On verra (rires). Mais je vois à quel point les artistes, les autres cinéastes, les gens qui ont fait l’Histoire du cinéma, que j’admire tellement, ont connu ce côté cauchemar. Et parfois, ont même donné leur vie à cet art. Et je pense qu’il faut s’en souvenir. Il faut être honnête sur les pertes et les tragédies, si on veut vraiment peindre le portrait de Hollywood.

Brad Pitt et Li Jun Li – Babylon – © Paramount Pictures All Rights Reserved

Vous donnez à voir des tournages dingues, avec une dose de folie et de magie. Qu’en est-il de vos propres tournages ? 
Heureusement, il n’y a pas de gens qui meurent sur mes tournages, donc c’est déjà bien  ! (rires) Mais c’est vrai qu’il y a un esprit de folie. C’était donc un peu méta, filmer les scènes du tournage sur la colline, avec la bataille, et le soleil qui tombe. Les personnages sont en train de tourner la même chose. On chasse le soleil, on cherche le bon moment avec les figurants, Brad Pitt et la femme qui s’embrassent. C’est quelque chose qui nous lie au cinéma muet. Cette idée de chasser le soleil, par exemple, n’a pas changé depuis 100 ans.

Même avec la technologie. On ne peut pas contrôler le soleil malheureusement. C’est quelque chose de fondateur, qui peut agacer quand on est cinéaste, mais c’est tellement beau ! C’est ça, un peu, le cinéma : la lutte entre l’artifice, les rêves dans nos têtes, et le monde la nature, le côté documentaire. C’est toujours cette lutte. Je ne sais plus si c’est Rivette,Godard, ou un autre, qui a dit que chaque film, même le plus artificiel, est aussi un documentaire, et je pense que c’est vrai. Il y a toujours un esprit de dialogue entre le rêve et la nature. Le stress vient de ça, mais c’est aussi de la magie.

« Je voulais éviter les clichés qu’on a déjà vus sur le vieil Hollywood. »

Que vouliez-vous à tout prix réussir et éviter avec Babylon ?
Je voulais éviter les clichés qu’on a déjà vus sur le vieil Hollywood. Je pense qu’on a une impression du vieux Hollywood comme d’un monde toujours très propre et calme, un peu plus léger qu’aujourd’hui. On a oublié à quel point les années 20, par exemple, étaient des années de transgression, des années quasi anarchistes, avec un côté presque punk-rock dans l’air.

C’était vraiment un esprit comme ça à Hollywood, parce que c’était tellement nouveau, parce que c’était vraiment le début. Il n’y a plus ce délire de folie, de pouvoir tout faire. Je pense qu’on a perdu ça. On a oublié… du moins aux États-Unis. On pense que les années 20, que les débuts de Hollywood, étaient comme sur ces images captées par les caméras de l’époque. Alors que, bien sûr, on a perdu un peu cette vision de quelque chose de plus sordide, de plus transgressif, de plus humain, et plus moderne !

C’est l’impression que j’ai eue quand je lisais, quand je travaillais sur le scénario, quand j’essayais de faire des recherches, je trouvais à chaque fois des choses qui me frappaient. Notre époque est bien plus puritaine aujourd’hui. Surtout aux États-Unis ! C’est ça l’ironie de Hollywood, c’est qu’on a l’impression qu’il y a toujours le progrès, alors que, pour moi, c’est une régression. Au début des années 30, le Code Hayes3 est arrivé. Donc, il y a une liberté qui s’est perdue derrière l’écran… et sur l’écran. C’est une perte.

1 Manny Torres, interprété par Diego Calva
2 budget estimé entre 80 millions et 100 millions de dollars (le film, d’une durée de 3h09, semble en avoir coûté trois fois plus)
3 code de bonne conduite instauré en 1930 par le sénateur William Hayes pour réguler le contenu des films aux Etats-Unis, après une succession de scandales à Hollywood. 

Babylon de Damien Chazelle 
Produit par : Marc Platt, p.g.a., Matthew Plouffe, p.g.a., Olivia Hamilton, p.g.a.
Avec : Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Jean Smart, Jovan Adepo, Li Jun Li, P.J. Byrne, Lukas Haas, Olivia Hamilton, Tobey Maguire, Max Minghella, Rory Scovel, Katherine Waterston, Flea, Jeff Garlin, Eric Roberts, Ethan Suplee, Samara Weaving, Olivia Wilde
Musique de Justin Hurwitz – Durée : 3h09

Sortie le 18 janvier 2023

Distribution : Paramount Pictures France 

Synopsis : Los Angeles des années 1920. Récit d’une ambition démesurée et d’excès les plus fous, BABYLON retrace l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites.

Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs

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