Article publié le 30 août 2018 et modifié le 4 février 2023.
L’année 2023 marque à la fois les 50 ans de la mort de Bruce Lee ainsi que la sortie sur les écrans d’Opération Dragon de Robert Clouse. Aujourd’hui perçue comme le Citizen Kane du cinéma d’arts martiaux, cette série B produite avec légèreté par la Warner cristallisera à jamais dans l’imaginaire populaire l’immense aura de son principal interprète : le génial Bruce Lee à la si fulgurante carrière.
Par Jean-Pascal Grosso
Le 10 mai 1973, par une journée excessivement lourde, dans les studios de la Golden Harvest, alors qu’il est en train de travailler sur la post-synchronisation du film Opération Dragon dont le tournage s’est terminé il y a un tout petit peu plus d’un mois, Bruce Lee s’effondre. La très athlétique star du cinéma Kung fu est pris de violentes convulsions et est transporté au seuil de la mort au Hong Kong Baptist Hospital.
Il faudra plus d’une heure et demi à l’équipe du docteur Langford pour le faire revenir à lui. Remis sur pied, il passe des bilans à Hong Kong, puis à Los Angeles. Les médecins lui trouvent la forme physique d’un jeune homme de 18 ans. Leur diagnostic : « Dérangement convulsif d’origine épileptique dont la cause reste inconnue. » Lee, rassuré, se replonge de plus bel dans son travail : l’accompagnement de la sortie d’Opération Dragon, prévue fin juillet à Hong Kong et à la mi-août aux États-Unis, et la reprise du tournage du Jeu de la Mort, le projet martial épique auquel il s’attelle depuis des mois.
Mais jamais il n’assistera à l’avant-première de ce projet mûri en commun avec un studio américain, la Warner Bros. et réalisé avec application par Robert Clouse, un honnête « faiseur ». Il s’éteint le 10 juillet 1973. Il n’a alors que 32 ans.
Merci Silliphant
Alors qu’il est professeur de Jeet Kune do, l’art martial qu’il a inventé, sur la côte Ouest des États-Unis, au cœur des tumultueuses années 60, Bruce Lee, également aspirant comédien, se lie avec des pointures du Hollywood de l’époque telles que le couple Roman Polanski et Sharon Tate, Steve McQueen, James Coburn ou encore Stirling Silliphant.
Ce dernier va jouer un rôle déterminant dans la création d’Opération Dragon. Scénariste prolifique (Dans la chaleur de la nuit, La Tour infernale, L’Inspecteur ne renonce jamais…), il n’a de cesse de vouloir lancer la carrière cinématographique de son sifu qui n’a, jusque-là, que briller dans deux séries : le très kitsch Le Frelon vert et Longstreet dans lequel Silliphant le laisse librement s’exprimer sur sa propre philosophie du combat.
Le producteur Fred Weintraub se rappelle du jeune et charismatique acteur d’origine asiatique, il s’envole pour Hong Kong où il retrouve Lee, devenu entre-temps superstar locale
BOB WALL ET BRUCE LEE SUR LE TOURNAGE
Les deux hommes écrivent même ensemble La Flûte silencieuse, mélange de « kung-fu » et d’Heroic Fantasy qui ne trouvera preneur que bien des années plus tard. Lee, dépité, repart pour Hong Kong en 1971 où il connaît une gloire éclair. Au même moment, la mode du « film karaté » connaît ses premiers soubresauts outre-Atlantique.
La Warner Bros. a distribué une production de la compagnie hongkongaise Shaw Brothers, La Main de Fer de Cheng Chang-ho, sur le territoire américain, qui, contre toute attente, rapporte aux studios près de 4 millions de dollars.
Ted Ashley, nouveau patron des mythiques studios de Burbank, invite ses troupes à s’intéresser un peu plus au marché asiatique. C’est là que Fred Weintraub, producteur et ami de Silliphant, se rappelle du jeune et charismatique acteur d’origine asiatique que celui-ci lui avait présenté. Illico presto, il s’envole pour Hong Kong où il retrouve Lee, devenu entre-temps superstar locale, et son producteur, Raymond Chow.
Des tractations ont lieu, presque en vain. Selon Weintraub, Chow refuse de voir sa star « s’envoler » pour Hollywood. « Il avait fait fortune grâce à lui et refusait que le filon lui échappe. Il tenait à garder la main sur tout. J’ai dit à Bruce : « Laissons tomber. Raymond ne veut pas que tu deviennes une star internationale. » Il s’est alors retourné vers lui et lui a dit sèchement : « Signe le contrat ». » Et Raymond n’a pu que s’exécuter. »
En fondant sa propre maison de production, Concord Films, le « Petit Dragon » a plusieurs objectifs en tête : se débarrasser de son producteur/mentor de plus en plus étouffant, trouver une indépendance financière et s’imposer sur le marché international à l’égal des superstars de l’époque. Pas sûr que cela plaise à son associé qui a eu le flair de lui mettre le pied à l’étrier.
La Bande des trois
Associé de Fred Weintraub sur le projet, le producteur Paul Heller fait appel à un jeune scénariste totalement inconnu – « et totalement cocaïnomane » ironise Weintraub sur le bonus DVD d’Opération Dragon – Michael Allin pour en écrire l’histoire. « Je ne connaissais rien à Hong Kong, rien aux arts martiaux. Alors, je me suis adapté, se souvient l’intéressé. Mais il y avait une telle énergie autour de ce projet qu’en trois semaines, j’avais fini d’écrire la première version du scénario. »
Bruce Lee n’arrivera finalement au firmament, à l’instar d’un James Dean, qu’après sa mort ; sa starisation mondiale se concrétisant, post-mortem, vers 1975-76..
Épaté, Heller achète le projet d’office. Mais, même si la gloire de Lee est alors à son paroxysme, celui-ci ne s’est jusque-là réellement distingué que sur le marché asiatique. Bruce Lee n’arrivera finalement au firmament, à l’instar d’un James Dean, qu’après sa mort ; sa starisation mondiale se concrétisant, post-mortem, vers 1975-76.
On comprend donc mieux la tiédeur certaine d’un studio aussi important que la Warner – qui, les années précédentes, a brassé des millions de dollars grâce aux succès mondiaux de Bonnie & Clyde, Bullitt ou L’Inspecteur Harry – de laisser reposer sur les épaules seules du « Petit Dragon », un « Chinois » (quoique citoyen américain puisque né à San Francisco en 1940), le poids d’un film d’action monté sous sa prestigieuse bannière.
Il sera donc « secondé » dans son aventure par un combattant « blanc » (John Saxon, comédien spécialiste des seconds-rôles et formé l’école d’actorat des studios Universal) et un autre « noir » (Jim Kelly, à la fois champion de karaté et de tennis, qui remplace au pied levé le comédien Rockne Tarkington, futur Black Samson à l’écran, insatisfait de son cachet). Cette trinité martiale vaudra d’ailleurs, un temps, au film, à l’origine intitulé « Blood and Steel, d’être rebaptisé « The Deadly Three ».
Où est passé Bruce Lee ?
« Tu n’as été engagé que parce que ce film est fauché et mon scénario, c’est tout sauf de la grande littérature » s’ingéniait à répéter Michael Allin à un Bruce Lee qui, rapidement, cherchera à le faire renvoyer (au point que les producteurs le changeront d’hôtel, prétextant un départ, avant que Bruce Lee ne l’aperçoive, furieux, à buller sur un ferry dans la baie de Hong Kong).
Il est vrai que cette première expérience chinoise – seul un petit studio britannique, la Hammer, osera suivre leurs traces dans les années qui suivront avec Les Sept Vampires d’or et Un Nommé M. Shatter – est une prise de risque minium pour la Warner Bros.
JIM KELLY
Lee, qui aura en un temps record conquis le public asiatique avec trois films, Big Boss, La Fureur de vaincre et La Fureur du dragon, se voit offrir un sésame pour Hollywood, les clefs d’un royaume qui, il y a encore quelques années de cela, l’avait humilié en lui préférant David Carradine pour tenir le rôle principal de la série Kung Fu
Il dépense pour le tout 850 000$. Une fortune pour les équipes de cinéma du protectorat britannique mais à peine de quoi produire un épisode de série à succès aux États-Unis. La tension néanmoins est grande. Lee, qui aura en un temps record conquis le public asiatique avec trois films, Big Boss, La Fureur de vaincre et La Fureur du dragon, se voit offrir un sésame pour Hollywood, les clefs d’un royaume qui, il y a encore quelques années de cela, l’avait humilié en lui préférant David Carradine pour tenir le rôle principal de la série Kung Fu dont Lee revendiquait pourtant la paternité.
« Bruce est de la race des Clint Easrwood et des John Wayne » claironne partout Weintraub. Mais la star, elle, panique, à deux doigts de concrétiser son rêve, celui de devenir « plus célèbre que Steve McQueen et James Coburn réunis. »
Ainsi, le tournage d’Opération Dragon débute le 25 janvier 1973… mais sans son acteur principal ! « Le studio était très inquiet, se remémore Heller. Moi, je leur disais que tout allait bien mais nous n’avions pas le moindre plan de Bruce. » Lorsque ce dernier arrive enfin sur le plateau, 15 jours après, il est dans un état de nervosité tel que son visage est secoué de spasmes incessants. Il ne se calme qu’en fin d’après-midi après un nombre conséquent de prises à mettre au rebut.
Mais Lee trouve très vite sa vitesse de croisière. Lorsque Weintraub vient le féliciter pour la qualité de son travail au bout de quelques jours, l’acteur lui répond : « J’ai mis beaucoup d’argent dans ce film. Chaque scène répétée représente pour moi une perte économique. »
Pugilats et prostituées
Hors du pittoresque des impératifs de tournage dans le Hong Kong de l’époque – celui des Tribulations d’un Chinois en Chine avec Jean-Paul Belmondo s’avérera, sous la houlette de la puissante Shaw Brothers beaucoup plus facile -, Opération Dragon ira jusqu’à connaître des moments proches du tragique.
Pour la rieuse anecdote et le grand bonheur financier de leur souteneur, les figurantes qui tiennent le rôle de prostituées dans le film ont réellement été trouvées dans un claque de la ville. Donner un rôle de fille de joie à une actrice professionnelle, c’est lui porter malheur, mettre sa carrière en péril. Superstition ! Quant aux malheureux prisonniers du « méchant », le sinistre Han (Shih Kien) – « des déchets humains trouvés dans les bars des ports » dixit leur impitoyable geôlier – ils ont vraiment été dénichés dans les gourbis d’un « enfer urbain » qui, à l’époque, en comptait beaucoup.
bruce lee, John saxon et robert clouse, le réalisateur
Sur le plateau, via des figurants ou des cascadeurs, les membres des triades en profitent pour régler leurs comptes. « Lors de la scène de combat finale, nombreux sont ceux qui en ont profité pour régler leurs comptes. Vous aviez beau crier « Coupez ! », ils continuaient à se battre » racontait Robert Clouse.
Plus grave, sur le plateau, via des figurants ou des cascadeurs, les membres des triades en profitent pour régler leurs comptes. « Lors de la scène de combat finale, nombreux sont ceux qui en ont profité pour régler leurs comptes. Vous aviez beau crier « Coupez ! », ils continuaient à se battre » racontait Robert Clouse.
Peter Archer, un karatéka australien qui vit alors à Hong Kong et décroche un très rôle très court, manque de se noyer lors d’une scène sur un bateau. Une femme est même découverte un matin, morte, à quelques encablures d’un des plateaux du tournage. Le temps (très bref) de l’enquête, la production est arrêtée. Mais c’est surtout sur Bruce Lee qu’il est nécessaire de se concentrer.
L’homme est, répétons-le, désormais une superstar, en guerre permanente avec la presse, sous la pression de son studio, La Golden Harvest, dirigée par Raymond Chow, mais aussi de son propre public. L’acteur se dit « menacé ». Il cacherait dans la boîte à gant de sa Mercedes flambant neuve, qu’il expose dans les magazines comme un ultime signe extérieur de richesse, un revolver.
Les photographes le harcèlent tout comme certains admirateurs et autres maîtres de Kung fu qui, perpétuellement, le défient. Mettre à terre le « roi des arts martiaux », c’est le contrat assuré avec une firme cinématographique ! Lee sera ainsi obligé de se mesurer deux fois avec des figurants lors du tournage. Le premier qu’il frappe au visage après avoir été provoqué durant des heures. Le second à qui il casse une côte alors qu’il essayait de l’attaquer sournoisement.
Un cameramen, Henry Wong, filme cette dernière escarmouche. Malheureusement, Bruce Lee exigera que la pellicule soit détruite. Dernier incident dont un figurant, bien inattendu celui-là, sera la source : Lee est mordu par le cobra censé lui servir pour semer la zizanie dans le repère de Han. Le serpent avait été préalablement « vidé » de son venin par son dresseur. Tout le monde respire – encore un temps.
L’incident Bob Wall
« Bruce Lee et moi, nous étions en compétition permanente » confessait Bob Wall, grande figure du karaté professionnel américain, qui avait déjà affronté, un an auparavant, la star chinoise dans son très fructueux La Fureur du dragon. « Mais travailler avec lui m’enthousiasmait au plus haut point parce j’étais sûr d’apprendre quelque chose de nouveau. »
Son rôle, celui de O’Hara, homme de main balafré de Han, est tout d’abord proposé à Chuck Norris mais celui-ci refuse : il veut devenir à son tour une vedette de cinéma et non le faire-valoir de Lee qui lui a déjà infligé une correction monumentale en plein Colisée dans la scène finale du même La Fureur du dragon.
john saxon et bruce lee
Six prises sont tournées. A la septième, c’est l’accident : Bruce Lee vient s’empaler la main sur le tesson. Le sang gicle, coule à flot. Il est bon pour une semaine d’arrêt et une douzaine de points de suture.
Dans le scénario, Lee fait mordre la poussière à O’Hara qui, mauvais perdant, finit par l’attaquer avec deux bouteilles de verre. « Le problème souligne Weintraub, c’est que les bouteilles en sucre n’existaient pas à l’époque à Hong Kong. » Six prises sont tournées. A la septième, c’est l’accident : Bruce Lee vient s’empaler la main sur le tesson. Le sang gicle, coule à flot. Il est bon pour une semaine d’arrêt et une douzaine de points de suture.
Selon Marcos Ocaña Rizo, auteur de Bruce Lee, l’homme derrière la légende, Robert Clouse aurait ensuite reçu un appel de Raymond Chow lui expliquant que Bruce Lee s’était réuni avec ses techniciens et en était sorti avec l’idée qu’il devait se venger. « La vérité, c’est que Clouse était un crétin, un type sans talent et qu’il a fait tout un foin pour attirer la presse. Quelques jours après l’incident, il a couru vers moi : « Bruce veut te tuer. Il faut que tu quittes la ville. » Mais Bruce était un ami. Et celui qui veut ma peau, il a intérêt à se lever tôt. » confiera Bob Wall au site cityonfire.com.
Une fois remis, lors de l’ultime tournage de la scène (on y voit l’acteur se protéger la main de la manche de sa veste), Bruce Lee ne se privera pourtant pas de lui asséner un coup de pied d’une telle force que Wall atterrira brutalement au milieu des figurants, blessant dans sa chute un technicien qui se trouvait derrière lui.
Un succès phénoménal
A sa sortie, Opération Dragon connaît un succès phénoménal pour une série B – transcendée, il est vrai, par la présence magnétique de Lee. En France, le film, sorti au tout début de l’année 1974, occupera la 10e place du box-office, plus fort que James Bond (L’Homme au pistolet d’or), Charles Bronson (Un Justicier dans la ville) ou Alain Delon (Borsalino & co). A Hong Kong, au contraire, ce sera le premier « échec »de la star défunte, qui n’arrive que troisième au palmarès de l’année, loin derrière Games Gamblers Play, une des toutes premières comédies du réalisateur Michael Hui.
bruce lee
La star meurt d’un œdème cérébral le 20 juillet 1973. Il ne connaîtra jamais le sacre d’Opération Dragon – « Un des rares films d’arts martiaux de l’histoire à avoir rapporté 200 millions de dollars »
Selon Kenneth Wilson, un de très nombreux biographes de l’acteur à émerger dans les années 70, « Bruce Lee, que le public chinois voyait déjà comme le Messie de la race, comme l’homme qui allait régénérer une civilisation endormie, se ravalait au rang de vulgaire homme de main, de bagarreur comme seul l’Occident peut en engendrer. » Une « thèse » adoptée également en France par René Chateau, son « découvreur » dans l’hexagone. Mais on pourrait aussi parler de l’excessive versatilité de ce même public, habitué à brûler ses icônes adulées la vieille, ou encore une lassitude face à, dans le sillon du génie de Lee, une explosion du film de kung-fu à l’échelle locale ; trop souvent des produits de piètre qualité.
La star meurt d’un œdème cérébral le 20 juillet 1973. Il ne connaîtra jamais le sacre d’Opération Dragon – « Un des rares films d’arts martiaux de l’histoire à avoir rapporté 200 millions de dollars » insiste Wall – qui aurait fait passer sa carrière à la vitesse supérieure. Pour James Coburn, au contraire, l’affaire était pliée d’avance : « Les gens auraient fini par se lasser de Bruce. Il n’était pas assez bon comédien. »
Une musique endiablée et novatrice
Reste un film unique en son genre, un roman de gare à l’oriental qui mêle drogue, action et espionnage. Et la musique de Lalo Schifrin, exotique, endiablée, novatrice. Et le souvenir désormais infrangible d’un acteur au charisme rare, machine de guerre cinégénique, poussé physiquement à son extrême limite. « Comment nous en sommes arrivés à obtenir le film dont nous rêvions avec les difficultés que nous avons affrontées ? Je ne le saurai jamais… » confiera longtemps Paul Heller. 45 ans plus tard, ce mystère reste entier, mais la magie, l’énergie d’Opération Dragon, elles, n’ont rien perdu de leur éclat.