photo de couverture © Shutterstock/G Holland
Hanté par la violence et le pêché, la chute et la rédemption, Martin Scorsese a changé la face du cinéma avec une poignée de chefs-d’œuvre dont Taxi Driver, Raging Bull ou Les Affranchis. Après The Irishman, le Maestro va réunir Leonardo DiCaprio et Robert De Niro, portrait d’un génie.
Par Marc Godin
Martin Scorsese a 76 ans, un débit-mitraillette, des sourcils en bataille, un rire qui évoque le couinement d’une fermeture éclair asthmatique et une des plus belles filmo du cinéma contemporain.
Jugez un peu : Taxi Driver, Casino, Raging Bull, Les Affranchis, Kundun, Le Loup de Wall Steet, New York, New York, Le Temps de l’innocence…, sans oublier des documentaires rock épatants notamment sur Bob Dylan, les Stones ou George Harrison, des séries comme Boardwalk Empire, ou encore plus 70 productions (Heureux comme Lazzaro, Mad Dog and Glory ou un concert de Peter Gabriel).
En plus de 50 ans de carrière, Scorsese a parlé de clans, de mafia, de masculinité, d’amitié et de trahison, de chute et de rédemption, de foi et de violence. Et changé nos vies de cinéphiles…
Harvey Keitel et Robert De Niro dans Mean Streets de Martin Scorsese – 1973 © Ciné Classic
Une enfance dans les mean streets
Martin Scorsese est né le 17 novembre 1942 à New York et a passé son enfance dans le quartier de Little Italy, à partir de huit ans. Ses parents, Catherine et Charles, (que l’on verra dans plusieurs de ses films) sont d’origine sicilienne et son père exerce le métier de presseur de pantalons pour nourrir sa famille.
Son premier souvenir, un traumatisme, remonte à l’âge de trois ans : « J’avais de l’asthme et, lors d’une crise très sévère, il a fallu m’emmener à l’hôpital. Je ne voulais pas, mes parents, d’un milieu populaire, hésitaient, c’était cher. Mais ce jour-là, il le fallait. Ma mère m’a dit : “Va au cirque avec la nurse.” En fait, la nurse m’a conduit à l’hôpital. Je me souviens du masque noir à oxygène qu’on a mis sur mon visage, de mon impression de terreur, du soulagement que l’oxygène a produit, mais que j’ai ressenti comme l’imminence de la mort. Cela a marqué ma vie et modifié ma perception du monde. »
« Je faisais mes devoirs, je réalisais mes petits films, je dessinais ou je regardais les films à télévision comme L’homme du Sud de Jean Renoir, Lettre d’une inconnue de Max Ophüls, Shangai Gesture de Von Sternberg, et bien sûr, La Belle et la bête de Jean Cocteau. » Martin Scorsese
Dans un Little Italy mal famé, violent, la Mafia maintient une présence étouffante. L’enfance du jeune Martin est pour le moins mouvementée.
« A cette époque, mon asthme était un véritable handicap. Je ne pouvais pas faire de sport ou aller à la campagne. Dans le quartier, la peur était constante. Violence des rues, du crime organisé. Ma famille me protégeait de certaines personnes, d’un voisinage dangereux. Il y avait aussi des mendiants, des alcooliques qui s’agrippaient à nous comme des zombies. C’était terrifiant ! Je trouvais refuge à l’église Saint Patrick et au cinéma. A la maison aussi. Au retour de l’école, il n’y avait personne entre 15h et 17h 30. Et je savourais ces moments de solitude. Je faisais mes devoirs, je réalisais mes petits films, je dessinais ou je regardais les films à télévision comme L’homme du Sud de Jean Renoir, Lettre d’une inconnue de Max Ophüls, Shangai Gesture de Von Sternberg, et bien sûr, La Belle et la bête de Jean Cocteau. »
Martin Scorsese et Robert de Niro sur le tournage de Raging Bull en 1980
La violence et le cinéma vont constituer l’ADN de Scorsese, mais bientôt, le 7e art va coloniser l’imaginaire du jeune garçon, obsédé par les actrices et le cinéma. « J’ai commencé à m’interroger sur la façon dont les films étaient construits. J’analysais comment telle scène avait produit sur moi telle impression. En même temps, je collectionnais tout ce qui se rapportait au cinéma. Quand on est obsédé à ce point, il y a un moment où il ne reste plus qu’une chose à faire : prendre une caméra à son tour ! »
Courts-métrages, Woodstock et un certain De Niro
Comme François Truffaut, Francis Coppola, Brian De Palma, Steven Spielberg ou George Lucas, Scorsese fait partie de cette génération de cinéastes qui est née de l’amour du cinéma. Et en plus de réaliser une poignée de chefs-d’œuvre, il passera une partie de sa vie à collectionner affiches et copies en 35 mm, faire restaurer des films de ses cinéastes préférés. Une véritable obsession…
D’après la légende, il aurait hésité entre une carrière de voyou ou de prêtre, entre la mafia et l’Eglise. Son asthme l’a empêché de devenir un « wise guy » et le péché de chair l’a arrêté sur le chemin vers la sainteté.
A 18 ans, pour l’une des premières fois de sa vie, Martin Scorsese passe vers le West Side et commence des études à la New York University, à Greenwich Village. Depuis des années, il dessine des BD et des story-boards, et s’inscrit naturellement en cinéma et en théâtre.
D’après la légende, il aurait hésité entre une carrière de voyou ou de prêtre, entre la mafia et l’Eglise. Son asthme l’a empêché de devenir un wise guy et le péché de chair l’a arrêté sur le chemin vers la sainteté.
Il est donc parfaitement à sa place à la NYU et va devenir – c’est sûr – cinéaste. En 1965, pour son film de fin d’études, il boucle avec des amis un film de 65 minutes sur la vie à Little Italy, Bring on the Dancing Girls, pour la modique somme de 6000 dollars. « Un flop absolu », selon l’intéressé.
En 1967, il écrit et réalise son premier long-métrage, Who’s kocking at my Door, avec Harvey Keitel, au montage et aux dialogues frénétiques, et un court-métrage choc, The Big Shave, où un homme se rase avec un rasoir à main, avant de se massacrer le visage.
Harvey Keitel et Susan Wood dans Who’s that Knocking at My Door de Martin Scorsese – 1967 © Solaris Distribution
En 1968, Scorsese entame son premier voyage de six mois en Europe : Londres, Amsterdam, Paris, Bruxelles. A Paris, il assiste à la projo de La mariée était en noir à la Cinémathèque, présentée par François Truffaut. « Le sentiment d’avoir été, totalement par hasard, au bon endroit et au bon moment. »
L’année suivante, Scorsese est encore au bon endroit, au bon moment, puisqu’il assiste au festival de Woodstock. « Le bordel était terrifiant, la scène musicale captivante. Trois des jours les plus excitants de ma vie. » Il sera même un des monteurs du documentaire-témoignage de Michael Wadleigh.
En 1970, deux rencontres changent le cours de son existence. John Cassavetes, qui a vu Who’s kocking at my Door, le persuade de continuer sur sa voie, et le soir du réveillon, son ami Brian De Palma, lui présente un acteur débutant, un certain… Robert De Niro.
En 1970, deux rencontres changent le cours de son existence. John Cassavetes, qui a vu Who’s kocking at my Door, le persuade de continuer sur sa voie, et le soir du réveillon, son ami Brian De Palma, lui présente un acteur débutant, un certain… Robert De Niro.
En 1972, Scorsese réalise un film pour le producteur de séries B Roger Corman, Bertha Boxcar, avec David Carradine, et l’année suivante, il revient à un cinéma plus ambitieux et personnel, Mean Streets, film matrice qui annonce tous les Scorsese à venir.
Corman lui a proposé de mettre en scène un film de blaxploitation avec des acteurs noirs, mais Scorsese fait tourner à nouveau Harvey Keitel, son double, un personnage incapable de violence, hanté par la notion de pêché, et bien sûr Robert De Niro, véritable bombe à retardement qui ne demande qu’à exploser.
Premier grand film de Scorsese, Mean Streets est une version punk du Parrain, avec des acteurs qui parlent et qui jurent comme dans la vraie vie, une bande-son rock, notamment le Jumping Jack Flash des Rolling Stones qui électrise l’écran. C’est sûr, un cinéaste est né…
Daniel Day Lewis et Leonardo Di Caprio dans Gangs of New York de Martin Scorsese – 2002 © Miramax Films
« You talkin’ to me »
Après le très beau Alice n’est plus ici, Scorsese réalise en 1975 son grand œuvre, Taxi Driver, sur un scénario désespéré de Paul Schrader, avec des images de Michael Chapman et la musique de Bernard Herrmann.
Vétéran passablement secoué de la guerre du Vietnam, Robert De Niro sillonne les rues de New York, la nuit. Armé et dangereux, il rêve de débarrasser la ville de ses ordures, de combattre le vice. « L’idée était de désorienter, de créer un sentiment de malaise et d’anxiété. De prendre le spectateur par la main, ou plutôt par le col, et de le forcer à voir telle ou telle chose. »
« La violence, c’est pour moi quelque chose de sérieux et de personnel. Quand je filme la violence, j’essaie de montrer ce que j’ai pu voir dans ma jeunesse. C’est-à-dire pas seulement des actes brutaux, mais une menace latente qui crée une tension émotionnelle de tous les instants. » Martin Scorsese
L’hémoglobine éclabousse l’écran et le bain de sang cathartique de la fin va faire de Scorsese un apôtre de la violence graphique.
« La violence, c’est pour moi quelque chose de sérieux et de personnel, qui fait partie de mon expérience. Quand je filme la violence, j’essaie de montrer ce que j’ai pu voir dans ma jeunesse. C’est-à-dire pas seulement des actes brutaux, mais une menace latente qui crée une tension émotionnelle de tous les instants. »
Dans le treillis de Travis, Robert De Niro y trouve un des rôles de sa vie (« You talkin’ to me ») et Scorsese, 34 ans, décroche la Palme d’or à Cannes, des mains de Tennessee Williams.
La suite fait partie de la légende. Scorsese enchaîne, sans scénario finalisé, avec la comédie musicale New York, New York, superproduction beaucoup plus classique, mais il côtoie à l’époque le musicien Robbie Robertson et sombre dans l’alcool et la drogue.
Il tourne le doc, La Dernière valse, dans « une atmosphère de folie », pense qu’il va mourir d’overdose, s’épuise, arrive à ses limites physiques, mais son ami De Niro le tire de ce mauvais pas en lui proposant Raging Bull, une histoire de chute et de rédemption qui le fascine.
Pour ce chef-d’œuvre, probablement un des meilleurs films des années 80, Scorsese va se transcender, ciseler en noir et blanc la bio, ou plutôt le chemin de croix, du boxeur Jake La Motta et Robert De Niro, offrir au monde incrédule une de ses plus étonnantes métamorphoses.
Jodie Foster, Robert de Niro et Martin Scorsese sur le tournage de Taxi Driver – 1976 © DR
Les Affranchis ou l’aboutissement d’un style
Après des années de drogue et d’errance, après avoir multiplié les épouses, songé au suicide et pensé redevenir monteur, Scorsese revient avec un projet singulier et plus intimiste, La Valse des pantins. « Je voulais faire des choses, raconter des histoires, mettre en scène des films. J’avais la rage. Avec la coke, c’était impossible. C’était une impasse. » La machine est lancée.
Il enchaîne avec la comédie zinzin After Hours, La Couleur de l’argent où il réunit Paul Newman et Tom Cruise, le clip Bad de Michael Jackson et en 1988, c’est La Dernière tentation du Christ, projet qui lui tient le plus à cœur qu’il essaie de monter depuis des années.
Dans Les Affranchis, sur une vingtaine d’années, il raconte une nouvelle fois l’ascension et la chute d’un petit caïd de la mafia. Pendant trois heures d’une incroyable maestria, il filme la violence, la spirale mortelle de la bêtise et de la paranoïa.
Deux ans plus tard et après un scandale planétaire du aux intégristes, qui manifestent sans avoir vu le film, Scorsese revient aux affaires avec Les Affranchis, une de ses œuvres majeures. Sur une vingtaine d’années, il raconte une nouvelle fois l’ascension et la chute d’un petit caïd de la mafia.
Pendant trois heures d’une incroyable maestria, il filme la violence, la spirale mortelle de la bêtise et de la paranoïa. Avec le chef op Michael Ballhaus (ancien directeur photo de Fassbinder ou du Dracula de Coppola) et sa monteuse fétiche Thelma Schoonmaker, il signe une de ses œuvres les plus virtuoses, d’une ahurissante perfection formelle.
« A la fin du tournage, je m’aperçois que j’ai trouvé ma manière de filmer. Je m’aperçois aussi que le style de ce film, violent et drôle, pathétique et décontracté, est le plus proche de mes premiers courts métrages sur Little Italy. »
Ray Liotta, Robert de Niro, Paul Sorvino et Joe Pesci dans Les Affranchis de Martin Scorsese – 1990 © Warner Bros. France
Le retour en grâce avec Le Loup de Wall Street
Dans les années 90, Scorsese est au sommet de son art et va enchaîner les bons films : Le Temps de l’innocence, Kundun, A tombeau ouvert et Gangs of New York, projet à 100 millions de dollars qu’il essaie de monter depuis 25 ans.
« Western sur Mars », le film n’est pas sans défaut et Scorsese semble brisé par l’expérience qui s’est révélée harassante. De fait, dans les années 2000, Scorsese va signer une poignée de films honorables mais oubliables, très loin du standard auquel avait habitué ses fans.
Après De Niro, Leonardo DiCaprio devient sa nouvelle muse et Scorsese signe un Aviator de bonne facture, un remake inutile (Les Infiltrés), un gros kouglof indigeste (Shutter Island), sans parler de l’improbable film pour enfants Hugo Cabret.
Margot Robbie, Leonardo Di Caprio et Martin Scorsese sur le tournage du Loup de Wall Street – 2013 © Metropolitan FilmExport
Pourtant, à 71 ans, Scorsese prouve au monde entier qu’il bande encore et revient au zénith avec l’excellent Loup de Wall Street, saga bourrée de sexe, de coke et de fric, inspirée de la vie hallucinante du trader Jordan Belfort, jeune courtier en bourse qui va devenir un des empereurs de Wall Street.
Entre deux arnaques, les traders pratiquent le jeté de nains, gobent des poissons rouges, sniffent des montagnes de poudre et se tapent des putes à 500 dollars. La belle vie ? Pas vraiment, car la descente va être proportionnelle à la montée et le loup de Wall Street va y laisser plusieurs canines…
Trois ans plus tard, Scorsese revient avec du lourd, The Irishman : Robert De Niro face à Al Pacino, mais avec aussi Harvey Keitel, Joe Pesci ou Jessie Plemons dans l’histoire du tueur à gages qui a éliminé le syndicaliste Jimmy Hoffa
Trois ans plus tard, Scorsese revient avec un testament spirituel, Silence, tiré du livre de Shusaku Endo qui raconte l’itinéraire d’un prêtre jésuite portugais du XVIIe siècle parti évangéliser les Japonais. Lorsqu’on menace de tuer les Japonais convertis, après des années de bonnes relations, il se retrouve face à un dilemme tragique : ou abjurer sa foi pour les sauver, ou continuer à la professer et les laisser massacrer. « Je suis toujours profondément concerné par la religion. Je crois en Dieu et j’espère qu’il est amour. »
Un film de mafieux avec De Niro et Pacino
Trois ans plus tard, Scorsese revient avec du lourd, The Irishman : Robert De Niro face à Al Pacino, mais avec aussi Harvey Keitel, Joe Pesci ou Jessie Plemons dans l’histoire du tueur à gages (De Niro) qui a éliminé le syndicaliste Jimmy Hoffa (Pacino), un récit épique qui se déroule sur une trentaine d’années, avec des acteurs rajeunis digitalement.
Al Pacino et Robert de Niro dans The Irishman de Martin Scorsese – 2018 © DR
« C’est une histoire vraie, dans le monde du crime organisé des années 60-70. L’histoire d’un homme de 75 ans qui regarde en arrière, mesure le chemin parcouru et réfléchit au prix qu’il a du payer pour être là où il est. Un prix très, très élevé. Ça pourrait vraiment être une nouvelle approche du film de gangsters. A nouveau, dans un style très dépouillé. »
Un détail, le film, au budget de 175 millions de dollars et tourné sur 116 jours et avec un an de postproduction pour les effets spéciaux de rajeunissement, a été abandonné par la Paramount.
Il sera distribué par… Netflix, avec 15 jours d’exploitation en salles puis direction petit écran. Ce qui veut dire que Scorsese ne peut plus travailler avec les grands studios ! « Je ne peux pas satisfaire leurs besoins. Ils veulent des films de super-héros ou des films militants, des histoires extraordinaires de gens qui surmontent la maladie ou les préjugés. Ce n’est pas moi, je n’ai pas ça en moi. »
« Je suis un vieil homme maintenant, donc je peux dire que, oui, l’industrie du cinéma n’appartient plus à des réalisateurs comme moi. C’est même incroyable que j’aie obtenu les fonds pour pouvoir faire un film comme Silence… » Martin Scorsese
La fin d’une époque, avec une industrie cinématographique qui pourrait bien se passer de Scorsese dans l’avenir.
« Je suis un vieil homme maintenant, donc je peux dire que, oui, l’industrie du cinéma n’appartient plus à des réalisateurs comme moi. C’est même incroyable que j’aie obtenu les fonds pour pouvoir faire un film comme Silence… Les bons cinéastes aujourd’hui, comme Richard Linklater ou Jeff Nichols, ne bénéficient plus du genre de soutien financier dont nous avons bénéficié. Quand on gagne tant d’argent à partir de franchises de super-héros, il n’y a pas de raison d’aller s’embêter à soutenir un réalisateur. Le problème de la plupart de ces films, c’est qu’ils ne mettent pas l’accent sur le cinéma en tant qu’art, mais seulement sur le scénario et les acteurs. Et le danger, c’est que, malgré tous les prix qu’il reçoit, le cinéma tel qu’on le voit dans des films comme La La Land finit par n’être qu’une exception, une extravagance tolérée. Il faudrait qu’on puisse gagner plus d’argent avec des films comme ceux-là. »
Mais aux dernières nouvelles, le cinéaste entend bien revenir avec un film projeté sur grand écran, ce dernier s’appellera The Killers of the Flowers Moon, et réunira le duo de superstar Leonardo DiCaprio et Robert De Niro, ses acteurs fétiches.