La nuit du chasseur, le saigneur est parmi nous

Cuisant échec à sa sortie en 1955,  La Nuit du chasseur réalisé par l’acteur Charles Laughton, est désormais considéré comme un chef-d’œuvre. Retour sur un film phénoménal et inclassable dans lequel le critique Serge Daney y voyait  « Tout le cinéma en un seul film ».

Par Mathias Lebœuf

« Me laisseriez-vous vous dire l’histoire de la main gauche et de la main droite, l’histoire du bien et du mal ? » questionne le révérend Harry Powell, les phalanges tatouées des lettres L.O.V.E sur la main droite et H.A.T.E sur la gauche. La scène jouée par Robert Mitchum est devenue classique.

L’histoire, c’est Charles Laughton qui nous la raconte dans La Nuit du chasseur, l’unique film réalisé par ses soins. L’acteur déplorait que le cinéma soit devenu une  distraction pour avachis bouffeurs de popcorn et voulait que les spectateurs « se  remettent à s’asseoir droit sur les sièges de cinéma, les fesses au bord du fauteuil ». Coup d’essai, coup de maître avec ce film hétéroclite aussi étrange que captivant où, de la même façon que l’amour lutte avec la haine, l’onirique le dispute au cauchemardesque, le comique au terrifiant, l’outrance à la beauté.

On lui reproche la désuétude de son jeu jugé outrancier et son emploi semble, du coup, limité aux personnages vils ou monstrueux.

C’est au jeune producteur Paul Grégory que Charles Laughton doit l’opportunité de devenir réalisateur. L’acteur a été une immense vedette, oscarisée en 1933 pour La Vie privée d’Henry VIII, mais son étoile a fortement pali après-guerre.

On lui reproche la désuétude de son jeu jugé outrancier et son emploi semble, du coup, limité aux personnages vils ou monstrueux : l’inspecteur Javert dans Les Misérables (1935), le capitaine Bligh dans Les Révoltés du Bounty (Frank Lloyd, 1935) ou Quasimodo dans The Hunchback of Notre Dame (William Dieterle, 1939).

Il faut dire que l’homme n’a pas le physique du jeune premier. « J’ai le visage comme l’arrière-train d’un éléphant » reconnaissait l’acteur que sa laideur plonge dans des accès dépressifs. Hanté par son physique ingrat et une sexualité qu’il a du mal à assumer Laughton est un être torturé, écorché vif.

S’il se vit comme un monstre, Charles Laughton reste surtout un monstre sacré.

S’il se vit comme un monstre, Charles Laughton reste surtout un monstre sacré. Dès 1950,  Gregory lui avait donné l’occasion de se tailler un succès inespéré : son spectacle de lecture de textes itinérant à travers les États-Unis est un triomphe. Le 31 mars 1952, l’acteur a l’honneur de la couverture du Time avec la légende suivante : Charles LaughtonEvery night is an amateur night . «Je suis un raconteur d’histoires. J’aimerais devenir l’homme qui connaît toutes les histoires » confesse l’acteur.

Début 1954, Gregory va lui donner l’occasion d’en raconter une mais au cinéma cette fois : celle d’un étrange premier roman publié en 1953. L’auteur, un certain Davis Grubb, rédacteur publicitaire excentrique, est totalement inconnu.

Plus que personne, il sait que les apparences sont trompeuses et que l’habit ne fait pas le prêcheur.

Mais son ouvrage figure dans la liste des finalistes du National Book Award aux cotés des productions de Steinbeck et de Faulkner ! Excusez du peu ! Laughton s’empare du texte. Cette histoire (voir encadré) dénonçant le sacrifice de l’innocence de l’enfance sur l’autel de la cupidité des hommes et la crédulité des femmes, lui appartient.

Plus que personne, il sait que les apparences sont trompeuses et que l’habit ne fait pas le prêcheur. Dès le prélude de son film, il livrera d’ailleurs la morale de ce conte terrifiant par la lecture du biblique Sermon sur la Montagne. « Méfiez-vous des faux prophètes, ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs » intime le personnage de Rachel Cooper (jouée par Lillian Gish) à une ribambelle d’enfants pris sous sa protection.

En trois semaines, Laughton réécrit et ramène de 293 pages à 147 le scénario trop dense rédigé James Agee.

Les choses ne doivent pas traîner. En trois semaines, Laughton réécrit et ramène de 293 pages à 147 le scénario trop dense rédigé James Agee. Fin août 1954, le tournage peut commencer. Pour des raisons budgétaires (United Artist a chichement alloué 800 000 dollars), le film sera essentiellement réalisé dans les studios Pathé à Culver City et le tournage ne devra pas excéder 35 jours. Cela n’empêchera pas le chef-d’œuvre.

© 1955 United Artist Corporation. 
Robert Mitchum vous salue

Conscient de son inexpérience en matière de langage filmique, Laughton s’entoure d’une équipe de collaborateurs chevronnés, à commencer par Stanley Cortez, le directeur de la photographie. Professionnel de premier plan, Cortez a travaillé avec Orson Welles sur La Splendeur des Amberson (1942) et tourné Le Secret derrière la porte (1948) de Fritz Lang ou encore L’Homme de la tour Eiffel (Meredith, 1949) dont Charles Laughton tenait le premier rôle (celui du commissaire Maigret !). 

Ayant débuté sa carrière à l’époque du cinéma muet, Cortez est aussi le plus à même de traduire en image ce que veut montrer le réalisateur novice.

Ayant débuté sa carrière à l’époque du cinéma muet, Cortez est aussi le plus à même de traduire en image ce que veut montrer le réalisateur novice. Notamment les références voulues au cinéma de D.W. Griffith en usant, par exemple, de la fermeture d’un plan à l’iris, un cercle noir se refermant progressivement sur l’image filmée. Pratique étonnante et quelque peu désuète en 1954… Mais Laughton n’en a cure, il ne filme pas pour être dans l’air du temps !

Après voir vainement tenté de dissuader Laughton de filmer en noir et blanc,  c’est  également Cortez qui décidera d’utiliser une toute nouvelle pellicule éditée par Kodak, le Tri-X, permettant d’obtenir cette image très contrastée, pleine de profondeur avec des noirs extrêmement charbonneux. Véritable contrepoids à la disparité de ton, de jeu, et de thèmes abordés,  le film doit beaucoup à l’unité formelle imposée par le directeur de la photographie. Comme à la musique composée par Walter Schumann, vieux compère de Laughton.

L’entente entre les membres de l’équipe de tournage est parfaite. Si Laughton ne sacrifie pas sa réputation de fort en gueule, c’est néanmoins en respectant ses partenaires et en leur accordant un espace de pleine collaboration. « Charles était un des rares individus qualifiés pour mettre en scène, dira Mitchum. C’était un homme très tolérant, il avait beaucoup d’humour… D’accord, il gueulait pour obtenir ce qu’il voulait, mais il avait beaucoup d’humilité. » Et de fait,  derrière la camera, Laughton  joue de son inexpérience en la mettant au service d’une vision symphonique de son travail. En atteste l’affiche dessinée par l’équipe technique puis donnée en cadeau au réalisateur à la fin du tournage.

À coté de la bouille de  Laughton y figure ses trois expressions emblématiques : « I’m confused » (je suis largué) «Complete reverse » (marche arrière toute !) et « What the hell I know » (j’en sais diable rien !) Le néophyte assume pleinement son ignorance et consulte sans cesse les membres de son équipe pour se nourrir de leurs suggestions et recycler les trouvailles de chacun. Seuls deux incidents notoires, viennent émailler les six semaines de tournage. Et montrent l’étendue de la psychologie de Laughton !

© 1955 United Artist Corporation.
Le jeune producteur du film, Paul Gregory et Charles Laughton.

Excédé, il a promptement calmé l’actrice… d’une paire de gifles.

Pour son côté sensuel et malléable, Laughton avait choisi Shelley Winters dans le rôle de Willa Harper. Nominée aux Oscars en 1951 pour le Une Place au soleil de George Stevens, l’actrice avait une haute estime d’elle-même et affectait de travailler façon Actors Studio, ce qui énervait prodigieusement « Charles » plus versé dans la distanciation brechtienne. « Les method actors donnent une photographie. Les vrais acteurs donnent une peinture à l’huile. » professait Laughton. Le maître pousse ses acteurs vers un jeu stylisé en les incitant à trouver la vérité du personnage ailleurs que dans le naturel et la psychologie.

Et le réalisateur, lui, s’efforce de rester flegmatique jusqu’à ce jour où Winters se montre odieuse avec les couturières qui lui ajustent un costume. Excédé, il a promptement calmé l’actrice… d’une paire de gifles en lui intimant de « fermer sa gueule ». Stupéfaite, Winters se tait immédiatement sous les yeux médusés de l’assistante de Mitchum. Ce dernier avait d’ailleurs également parfois du mal à supporter sa partenaire. Quand on lui demandait comment il avait nourrit ses intentions de jeu, la réponse caustique fusait : « Disons que je comprenais le Prêcheur » (qui, pour le coup, la zigouille) !

Les rapports du réalisateur avec Robert Mitchum furent quant à eux cordiaux.

Les rapports du réalisateur avec Robert Mitchum furent quant à eux cordiaux.  À la différence de Shelley Winters, Mitchum n’était pas le premier choix de Laughton. Les noms de Laurence Olivier et Gary Cooper avaient été évoqués avant que ne s’impose celui de l’acteur de Pendez-moi haut et court pour incarner ce bonimenteur satanique d’Harry Powell.

Vedette de films noirs, Mitchum allait mettre sa notoriété au service de cette histoire qu’il tenait absolument à tourner : il adorait le livre et vouait une adoration sans borne à « Charles », « le  meilleur metteur en scène jamais connu ».

© 1955 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc.
Robert Mitchum et l’actrice Shelley Winters répètent leur texte.

Pourtant, tout ne fut pas facile. Mitchum est lui aussi souvent désorienté par la direction d’acteur. Son jeu catatonique, tantôt nonchalant et ironique, tantôt convulsif et caricatural s’en ressent et ne fait qu’ajouter à l’inquiétante étrangeté du personnage.

Par ailleurs, l’acteur picole pas mal et aime alors jouer au Bad Bob. Un jour que Paul Grégory était présent dans les studios – probablement pour tenter de gérer ses débordements éthyliques –  Bad Bob ne put refréner l’irrésistible envie de se soulager sur la banquette avant de la décapotable du producteur.

« J’ai réfléchi à ton attitude. Tu sais tout le monde a des squelettes dans son placard.»

Mitchum, qui avait tendance à enjoliver, raconta ensuite que Laughton lui avait téléphoné : « J’ai réfléchi à ton attitude. Tu sais tout le monde a des squelettes dans son placard. On les garde dans le placard, et quand quelqu’un se pointe, on regarde ses pieds en sifflotant. Je suis sûr que je n’ai pas besoin de te faire un dessin. Mais toi, non seulement tu ouvres la porte de ton placard en grand, mais en plus tu sors ton squelette et tu le brandis. »

Sortir ses squelettes du placard c’est certainement ce que fit également Charles Laughton en devenant le réalisateur d’un film qui ne ressemble à aucun autre, foisonnant, démesuré, et traversé comme son auteur par de multiples contradictions. Las, l’échec critique et public du film le dissuada de récidiver en tournant l’adaptation de Les Nus et les Morts de Norman Mailer, dont Paul Gregory avait acheté les droits. La Nuit du chasseur restera cet enfant unique, sublime et monstrueux, dont la valeur et la beauté ne seront reconnues qu’avec le temps. Car les films sont comme les enfants, « ils supportent tout et ils endurent tout ».

© 1955 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc.
L’étrange pasteur Powell ne serait-il pas un tueur psychopathe ?

ça raconte quoi ?

Ohio, 1930, la Grande Dépression. Le petit John est dépositaire d’un lourd secret : juste avant d’être arrêté par la police, son père, Ben Harper, lui fait promettre, ainsi qu’a sa sœur cadette, de ne jamais révéler la cachette (dans le ventre de la poupée de la petite fille) du butin du hold-up qu’il vient de commettre, au cours duquel deux hommes ont perdu la vie.

Condamné à l’échafaud, Harper fera, avant d’être exécuté, la connaissance en cellule de l’étrange pasteur Powell. Arrêté pour un simple vol de voiture, le prêcheur cache sous l’habit un psychopathe tueur en série. Powell n’aura dès lors de cesse de mettre la main sur le magot. Il s’attache pour cela à retrouver la veuve et la séduire. Aussi charismatique que maléfique avec ses boniments cyniques, le faux prêcheur trouve dans son entreprise l’appui des plus crédules et arrive à épouser Willa Harper. Désemparé, le petit John, est désormais la proie du malfaisant révérend.

La subite disparition de sa mère, aussi soudaine qu’inexpliquée (Powell l’a assassinée) oblige le garçon à prendre en charge sa petite sœur et à fuir pour échapper à la folie de celui qui est devenu son beau-père. Après une longue errance au fil du courant d’une rivière, le frère et la sœur trouvent refuge chez Rachel Cooper (Lillian Gish) une vieille nourrice qui recueille des enfants abandonnés. Elle seule saura démasquer « le faux prophète en vêtement de brebis », lui résister et protéger les enfants de sa folie meurtrière.

Les revirements de la critique

Objet filmique non identifié, La Nuit du chasseur, ne devint que bien longtemps après sa  sortie une référence pour les cinéphiles comme pour de nombreux réalisateurs ou critiques. Parfois au prix d’un léger « réajustement ».

Projeté en France en mai 1956, La Nuit du chasseur reçut un accueil glacial de la part du public comme de la critique. François Truffaut, qui était sur le point de tourner son premier long métrage n’a pas aimé le film. Sa critique dans la revue Art se montre assez sévère :…  «  La Nuit du chasseur n’est malheureusement pas le film génial espéré avec un tel scénario. La mise en scène, quoi que  riche en nouveautés, titube du trottoir nordique au trottoir allemand et ne parvient pas à traverser dans les clous plantés par Griffith. Que de feux rouges brûlés et de policemen renversés ! Déplorons encore quelques défaillances dans la direction d’acteurs, quelques facilités, et l’attendrissement final, odieux. Mais La Nuit du chasseur, son humour sanglant, sa poésie bonne et mauvaise, et surtout son mépris des règles commerciales et esthétiques, est un petit film très agréable, très inattendu et qu’il faut voir si l’on aime le cinéma de recherches et de trouvailles quand, réellement, il cherche et il trouve ! » (Arts, 23 mai 1956).

Vingt ans plus tard, le film est devenu un must des cinéphiles. Comme le remarque Philippe Garnier dans son ouvrage sur le film, Truffaut amende sa critique et devient beaucoup plus amène lorsqu’il s’agit de la reprendre dans Les Films de ma vie (1975) : « Un tel scénario n’est pas de ceux par lesquels on peut inaugurer une carrière de cinéaste hollywoodien, et il est fort à parier, que ce film, réalisé au mépris des normes commerciales élémentaires, sera l’unique expérience de Charles Laughton, et c’est bien dommage. Dommage, oui, car en dépit des heurts de style, La Nuit du chasseur est un film d’une grande richesse d’inventions qui ressemble à un fait divers horrifiant raconté par des petits enfants. »

Le réalisateur de La Nuit américaine reprend alors sa métaphore ras le bitume, mais « le petit film très agréable » devient comme par la magie du temps un « film unique qui fait aimer le cinéma » et qui n’a plus rien d’odieux : « Malgré la beauté de la photographie de Stanley Cortez, la mise en scène oscille du trottoir nordique au trottoir allemand, s’accroche au passage au bec de gaz expressionniste en oubliant de traverser dans les clous plantés par Griffith. Charles Laughton ne craint pas de brûler quelques feux rouges et de  renverser quelques policemen dans ce film unique qui fait aimer le cinéma de recherches quand il cherche vraiment et le cinéma de trouvailles quand il trouve ».  Le temps a pour une fois réparé l’outrage de la critique.

un film misogyne ?

© 1955 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc.
Charles Laughton laisse poindre sa misogynie chronique et accable les femmes.

L’histoire de La Nuit du chasseur, narrée à travers les yeux du petit John, nous montre comment l’innocence de l’enfance est mise en péril par l’incurie des adultes. Leur faillite est totale.

Et dans ce réquisitoire implacable, Charles Laughton laisse poindre sa misogynie chronique et accable les femmes : elles sont crédules, stupides et sentiemntal. A commencer par la mère de John qui, par culpabilité (dans une scène de repentance hystérique, elle livrera le remords de son avidité ayant poussé son défunt mari au hold-up) et sentimentalisme ne sait pas résister aux boniments du prêcheur et se jette dans la gueule du « loup ravisseur ».

Parangon de vertu chrétienne toute subjuguée par les belles paroles du prédicateur, la bigote Madame Spoon, quant à elle, pousse Willa Harper dans les bras de Powell – qui est forcément un homme bon au vu de son habit, afin de vivre une histoire d’amour par procuration. Enfin,  Ruby, l’adolescente un peu demeurée en pension chez Rachel Cooper veut découvrir l’amour, « d’une  façon stupide, la seule connaisse » dira sa nourrice : elle se jette dans les bras de Powell comme une pauvre sotte qu’elle est.

L’unique figure féminine à trouver grâce aux yeux de Laughton est Rachel Cooper. Elle seule sait conserver sa lucidité et ce n’est pas pour rien que le réalisateur lui prête la réflexion suivante : « Les femmes sont des folles, toutes, regardez-les, un beau parleur et la pleine lune leur fait perdre la tête. »

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