Article paru le 9 octobre 2019 et modifié le 13 mars 2022.
Joaquin Phoenix est actuellement en plein tournage du Napoléon de Ridley Scott. Comédien exceptionnel, il est un Stradivarius qui met son talent au service de certains des plus grands cinéastes du monde entier. Ce n’est plus une filmo, mais le programme rêvé d’une Cinémathèque en or massif. Profond, impliqué, généreux… Joaquin Phoenix en 10 films, c’est parti !
Par Marc Godin
Un acteur-fantôme qui disparait derrière ses personnages, hante les meilleurs films américains depuis une vingtaine d’années. Des titres ? Plus de 50 films, dont The Master de Paul Thomas Anderson, Gladiator de Ridley Scott, Her de Spike Jonze, Two Lovers ou La nuit nous appartient de James Gray, L’Homme irrationnel de Woody Allen, Signes de M. Night Shymalan, Prête à tout de Gus Van Sant ou encore Les Frères Sisters de notre Jacques Audiard national…
En dix titres, voici l’itinéraire d’un comédien né le 28 octobre 1974 à Porto Rico, surnommé Leaf par ses parents, qui a commencé à jouer à six ans dans la série Seven Brides for seven Brothers, qui a grandi dans la secte Les Enfants de dieu, et que la mort par overdose de son frère River, en 1993, a fait passer au premier plan.
Un acteur qui avait délaissé un temps le cinéma d’auteur et ses réalisateurs de prédilection pour jouer en 2019 dans Joker de Todd Phillips. Une performance anthologique qui avait bien fait de l’ombre à Jack Nicholson et Heath Ledger.
10 – IRRATIONAL MAN de Woody Allen – 2015
Le pitch : Un prof de philo dépressif, bedonnant et alcoolique, s’installe sur le campus universitaire d’une petite ville et séduit son étudiante la plus brillante. Bientôt, il découvre une raison (et une joie) de vivre dans le crime.
Le film : Un des meilleurs Woody Allen, sur la banalité du mal, et un sommet dans la carrière de Joaquin Phoenix.
Verbatim : « C’était une expérience formidable de travailler avec Woody. Il ne ressemble pas du tout au personnage qu’on voit à l’écran. On dirait un général. Il est très intelligent, très puissant. Il comprend tout. Notamment sur le rythme des scènes. Parfois, ce n’est pas évident de comprendre ce qui cloche dans une scène, d’en identifier le problème. Lui sait tout de suite ce qui ne va pas. Il enlève une ligne de dialogues, donne quelques indications de mise en scène et alors la scène se met à fonctionner comme par magie. »
9 – I’M STILL HERE de Casey Affleck – 2010
Le pitch : En 2008, après le tournage de Two Lovers, Joaquin Phoenix décide d’abandonner le cinéma pour se lancer dans… le rap. Il se laisse pousser la barbe, le bide, gobe et fume tout ce qui lui passe sous la main et écrit des rimes débiles. Pendant deux ans, Phoenix se fait filmer par son ami et beau-frère, le comédien Casey Affleck qui suit au jour le jour sa reconversion pathétique. Et ce que l’on voit est vraiment incroyable : Phoenix est un gros connard prétentieux, complètement déglingué par la drogue, un rebelle de pacotille, une espèce d’ordure qui maltraite ses assistants et se tape de putes.
Le film : C’est un fake, un docu-menteur, comme Spinal Tap ou Forgotten Silver de Peter Jackson, un méga-canular incompréhensible à la Andy Kaufman. Casey Affleck définira même son film comme du « Performance Art ».
Verbatim : « Je trouvais juste ça drôle. A l’époque, j’étais fatigué de faire des films comme je le faisais et j’avais besoin de faire quelque chose de différent. Et cette expérience a été tellement forte que je me disais que je ne pourrais plus jamais refaire des films traditionnels. Jusqu’à ce qu’il y ait The Master. J’ai été chanceux avec ce film. »
8 – WALK THE LINE de James Mangold – 2005
Le pitch : Fils de ramasseurs de coton, John R. Cash perd son frère à l’âge de 12 ans. Après le service militaire en Allemagne, il épouse Vivian et s’essaie au métier de commercial. Un beau jour, il pousse la porte des studios Sun, qui ont produit les premiers disques d’Elvis Presley…
Le film : Dans ce film au souffle puissant, inspiré de l’autobiographie du chanteur de country Johnny Cash, Joaquin Phoenix incarne L’Homme en noir. La banane vissée sur le front, l’œil sombre, il est d’un charisme impressionnant. Et si la vie de Johnny Cash est indissociable de celle de sa femme, June Carter, la performance de Phoenix est sublimée par celle de Reese Witherspoon.
Pour une séquence dans laquelle son personnage, abandonné par sa femme, détruisait son vestiaire, le réalisateur James Mangold demande à Phoenix d’exploser sa guitare, prendre une pilule, une rasade de bière, avant de s’asseoir sur un tabouret. La scène est tournée dans une école primaire de Memphis et il faut respecter le mobilier, le décor. Phoenix réduit la guitare en miettes, arrache l’évier du mur, provoque une inondation. Avant de se rasseoir, prendre ses pilules et siffler sa bière. Il n’y aura pas d’autre prise !
Verbatim : « J’ai abordé Johnny Cash avec sincérité. Il fallait lui redonner une dimension humaine. J’ai donc cherché tous les détails qui me permettaient de le faire revenir sur terre. Sa difficulté d’être, sa découverte du monde des prisons, son blues intime, tout cela est au cœur même du personnage. Ce sont les éléments dont je me sers pour devenir le personnage. Si je n’ai pas ça, je ne peux rien jouer. »
7 – THE YARDS de James Gray – 1999
Le pitch : A sa sortie de prison, Leo Handler se voit proposer du travail par Frank, le nouveau mari de sa tante, au sein de sa société. Mais Leo découvre bientôt que celui-ci magouille pour obtenir des marchés publics…
Le film : Sept ans après le brillant Little Odessa, James Gray revient avec un film noir particulièrement ambitieux. Réalisé dans les règles de l’art, The Yards n’est pourtant pas un simple thriller. Traitant de la trahison et de la désillusion, c’est aussi une peinture cruelle du « clan » et de ses lois. Cette tragédie grecque chez les mafieux du métro new-yorkais sera un tournant pour Phoenix qui déclarera : « Je crois que The Yards et mon personnage m’ont davantage affecté, dans ma vie personnelle, que n’importe quel autre film que j’ai tourné. »
Verbatim : James Gray, qui a intervertit au dernier moment les rôles de Mark Wahlberg et de Joaquin Phoenix a déclaré à propos de son acteur fétiche : « Au moment de The Yards, il n’aimait pas improviser. Cet exercice l’effrayait. Il avait peur de perdre le contrôle. Mais je l’ai poussé dans cette direction. Quand on a quelqu’un d’aussi doué devant soi, on doit essayer de lui donner confiance pour qu’au fil des prises, il ose proposer des choses auxquelles il pense mais qu’il ne tente pas par manque d’assurance. »
6 – THE MASTER de Paul Thomas Anderson – 2012
Le pitch : Fin de la Seconde Guerre mondiale. Freddie Quell revient du front du Pacifique ravagé, physiquement et psychologiquement. Violent, irascible, alcoolique, ce rebelle sans cause dérive de bastons en bitures, de larcins en petits jobs. Le hasard va lui faire croiser le chemin de Lancaster Todd, apprenti gourou, intellectuel roué et beau parleur vivant aux crochets de bourgeoises en mal de sensations fortes. Jovial et charismatique, Todd, qui ambitionne de fonder un nouveau culte, la Cause, se prend d’affection pour Freddie, qui lui concocte un tord-boyaux aux vertus de potion magique. Entre Freddie et Lancaster s’établit une relation de maître à esclave, de gourou à disciple, de père à enfant.
Le film : Paul Thomas Anderson dirige Joaquin Phoenix, quatre ans après avoir annoncé la fin de sa carrière et sa reconversion bidon dans le rap. C’est peu dire qu’il est extraordinaire, en état de grâce. Maigre à faire peur, quasi bossu, Phoenix, croisement entre Daniel Day Lewis et Monty Clift, semble possédé, consumé par son rôle. L’acteur, avec ses tics et ses trucs, disparaît. Il n’y a plus que ce personnage tragique, libre et fou, « un animal sauvage », dont il a eu la clé en observant… sa chienne.
Verbatim : « Paul Thomas Anderson ne m’avait rien dit en me donnant le script. Arrivé à la moitié, je me suis demandé quel rôle il voulait me confier, sachant que Philip Seymour Hoffman jouait le maître. Je cherchais parmi les rôles secondaires et je ne trouvais toujours pas. J’ai fini par lui poser la question par texto et il m’a dit : Freddy. Je n’arrivais pas à y croire. Ca n’a jamais été aussi facile de dire oui. »
A lire : notre critique de The Master
5 – GLADIATOR de Ridley Scott – 2000
Le pitch : Hiver 180 avant Jésus-Christ. Après douze ans de guerre, les légions de Marc-Aurèle triomphent des barbares germains. Moribond, l’Empereur souhaite nommer à sa succession son fidèle général Maximus, au grand dam de son fils, Commodore…
Le film : « Chaque film pose de nouveaux défis, mais il s’agit rarement de rebâtir l’Empire romain », a déclaré Ridley Scott à propos de Gladiator. Quand il accepte de mettre en scène ce projet ambitieux, le péplum est démodé depuis quarante ans : trop coûteux, trop lourd, trop complexe… Mais Scott ne craint pas la démesure. Il sera aidé par la technologie numérique et l’interprétation phénoménale de Russell Crowe, inoubliable en Maximus. Un classique.
Verbatim : Pour incarner l’ennemi juré de Maximus, le fourbe Commode, Sir Ridley Scott engage un jeune talent prometteur, Joaquin Phoenix, qui va s’attirer les compliments du maître : « Joaquin n’a certes pas le physique imposant de son modèle, mais il a su brillamment suggérer les contradictions de ce tyran corrompu et mégalomane, sa férocité et sa vulnérabilité. »
4 – TWO LOVERS de James Gray – 2008
Le pitch : Pour son quatrième film, James Gray délaisse le polar et transpose l’histoire d’amour amère des Nuits blanches de Dostoïevski dans le New York contemporain. Un jeune homme fragile, Leonard (Joaquin Phoenix), s’éprend de sa jolie voisine, Michelle (Gwyneth Paltrow), et se persuade qu’il va, grâce à elle, échapper à l’étouffant giron familial.
Le film : Dans le rôle d’un homme brisé, Phoenix est tout bonnement magnifique. Engoncé dans un corps malhabile, il faut le voir déambuler, se cogner aux portes de son appartement-sarcophage. L’amour va être pour lui une renaissance, un premier pas vers la liberté. Le vieux garçon commence alors à prendre son destin en main, se mue en séducteur et met le feu au dance-floor lors d’une scène déjà anthologique. Les ombres d’Hitchcock, de Kazan et de Sirk planent sur ce film crépusculaire, dont la mélancolie irradie la pellicule. On en sort le cœur en morceaux.
Verbatim : James Gray : « J’ai écrit ce film avec Joaquin en tête. Je sais qu’au fond de lui il n’aime pas jouer, en tout cas se retrouver sur un plateau. Il est extrêmement impatient. Il déteste attendre ou faire attendre. Il adorerait que le tournage ne dure que dix jours et qu’il puisse quitter les habits du personnage très vite. Il faut le voir entre les prises. Il est hallucinant. Il reste dans son coin, n’arrête pas de bouger, de peur de perdre son énergie. Vous n’êtes pas près de le voir faire la sieste entre deux prises ! »
à lire : notre interview de James Gray
3 – HER de Spike Jonze – 2013
Le pitch : L.A., dans un futur proche.
Dans un univers d’ultramoderne solitude, les hommes et les femmes sont rongés par le manque d’amour. Rédacteur de lettres d’amour à l’ancienne, Theodore Twombly se remet mal d’une rupture et sombre dans la mélancolie. Il s’achète un nouveau système d’exploitation avec une voix adaptée au service de chaque utilisateur, Samantha, un OS programmé pour évoluer. Cette femme virtuelle devient bientôt son assistante, sa confidente, son psy, son amie puis son amante. Elle est la femme idéale, attentive, prévenante, drôle, toujours prête pour le sexe.
Le film : Personne ne joue le désespoir amoureux comme Joaquin Phoenix. Ici, il est détruit par le chagrin, consumé. Il est de tous les plans, le plus souvent seul à l’écran et je ne vois pas trop qui aurait pu insuffler autant de vie et de chagrin dans ce personnage de nerd accro à son Smartphone. Doux rêveur, comme le film, il est, une nouvelle fois, prodigieux.
Verbatim : « J’ai insisté pour que mon personnage porte une moustache et aussi demandé à ce que l’équipe soit réduite à chaque fois que mon personnage et la voix avaient une conversation intime. On ne fait pas autrement quand des comédiens se mettent nus devant la caméra. »
2 – A BEAUTIFUL DAY de Lynne Ramsay – 2017
Le pitch : Enfant traumatisé, ancien militaire en Irak, probablement ex-agent du FBI, il travaille maintenant pour des clients et à l’air de s’être reconverti dans le recouvrement d’ados disparus. Entre vengeur perturbé et tueur pro à la ramasse, il se lance – marteau à la main – à la recherche de la fillette d’un sénateur prisonnière de pédophiles. Mais rien ne va se passer comme prévu pour Joe le Nettoyeur…
Le film : Pendant 90 minutes, Phoenix irradie la pellicule, en faisant quasiment rien. La réalisatrice expédie les principales scènes d’action et se concentre sur son héros, bloc de viande, mutique, absent au monde et à lui-même. Il faut l’entendre murmurer « I can be brutal », le voir s’enfouir la tête dans un sac en plastique ou mimer derrière sa maman le meurtre sous la douche de Psychose.
Verbatim : « J’étais super blasé de ce genre de personnage, qui était dépeint, sur le papier, comme un loup solitaire. Pitié ! Alors j’ai essayé d’injecter un peu d’humour, autour de la relation avec la mère, en faisant des petits gags, quand je mime le meurtre de Psychose par exemple… Mais bon, la marge de manœuvre est ce qu’elle est. Si vous avez eu l’impression de retrouver quelque chose de déjà vu, c’est peut-être que ce que j’ai fait n’était pas si bon… »
à lire : notre critique de A Beautiful Day
1 – JOKER de Todd Phillips – 2019
Le pitch : Comment Arthur Fleck, apprenti clown et comédien de stand-up, va devenir le Joker, prince du mal et ennemi juré de Batman.
Le film : Quand il a refusé Dr Strange, Joaquin Phoenix a déclaré : « Ces personnages de super-héros ont été créés dans les années 60. Ils ont tout ce dont peut rêver un acteur. Mais une grande partie de leur intérêt est dissoute dans des productions à 100 millions de dollars qui essayent de toucher le plus de spectateurs possibles. J’ai réfléchi à la proposition et finalement ce n’était pas pour moi. Mais je suis ouvert à d’autres propositions. »
L’autre proposition, la voici, le Joker !
Todd Phillips (Very bad Trip) a eu l’excellente idée de prendre un grand acteur et non un culturiste pour jouer un personnage de super-héros, comme Christopher Nolan avec Christian Bale. Le film ressemble à une origine story, un peu comme la BD Killing Joke d’Alan Moore. Pour l’intensité de ses scènes, Phoenix a demandé à ne faire qu’une seule prise et le scénario a été écrit sur le set, pendant le tournage.
Verbatim : « Difficile de mettre ce film dans une case, de dire à quel genre de films il appartient. Je ne dirais pas que c’est un film de super-héros, un film de studio ou autre… C’est tout simplement un film unique. »
JOAQUIN PHOENIX EN 5 DATES
1974 Naissance à Porto Rico.
1985 Nominé au Prix du meilleur jeune acteur à 11 ans pour l’émission ABC afterschool Specials.
2000 Partage l’affiche avec Russell Crowe dans Gladiator, de Ridley Scott.
2006 Après avoir frôlé l’Oscar, il reçoit le Golden Globe du meilleur acteur pour Walk the line.
2017 Prix d’interprétation à Cannes pour A beautiful Day