Réac et violent pour les uns, œuvre politique visionnaire pour les autres, Joker divise toujours les avis. Avant d’être un film politique, c’est une critique de la société du spectacle et un film sur l’humiliation qu’a livré le réalisateur Todd Phillips. Décryptage d’un phénomène.
Par Mathias Lebœuf
Un succès inattendu et controversé
Un Lion d’Or à la Mostra de Venise, un record historique au box-office pour un film classé « R », 850 millions de dollars récoltés à l’international pour un budget de 55 millions, une probable suite en préparation et un super-vilain qui devient l’emblème de la révolte à Beyrouth, Hong Kong ou Sao Paulo ; le phénomène Joker n’en finit pas de grossir et de nourrir la controverse.
S’il a été accueilli sous une standing ovation de 8 minutes au festival de la cité des Doges à Venise, les critiques acerbes n’ont pourtant pas manqué et le moins que l’on puisse dire c’est que tous n’ont pas vu le même film. Au point de lui reprocher tout et son contraire.
Aux Etats-Unis d’abord, où le long-métrage, malgré un succès public, a été accueilli très fraîchement par la critique « de gauche » qui a vite accusé le réalisateur Todd Phillips de faire l’apologie du self-défense. A commencer par le New Yorker dans les colonnes duquel Richard Brody dézingue le film dans un papier sobrement intitulé : « Joker is a viewing experience of rare, numbing emptiness » (Joker est une expérience visuelle d’une vacuité engourdissante rare).
A lire : Joker is a viewing experience of rare, numbing emptiness
Et le critique de recenser tous les éléments d’un film « inconsciemment raciste » (Arthur Fleck est battu dans la rue par un groupe de jeunes « racisés » du ghetto, Arthur Fleck fantasme sur une femme noire …) et pro Trump, notamment au sujet des armes à feu : « Ici aussi, écrit Brody, le film s’empare et joue avec la rhétorique politique actuelle, à savoir l’accent mis par les républicains qui, en matière de contrôle des armes à feu, préféreraient refuser l’utilisation de ces armes aux malades mentaux plutôt que de les restreindre à tout le monde ». Arthur Fleck serait donc ce héros « Involuntary Célibate » (Célibataire malgré lui) blanc fantasmant sur des femmes noires et adepte de l’auto-defense. Todd Phillips aurait ainsi fait un film magnifiant la montée du populisme à travers le personnage d’un petit Redneck WASP sublimé dans la figure du Joker.
Des avis clairement divisés !
En France, la critique est bien plus clémente quand elle n’est pas dithyrambique, saluant quasi unanimement la performance d’acteur de Joaquin Phoenix dans un film politique faisant écho à la révolte des gilets jaunes. Le film se fait néanmoins collégialement flinguer par les chroniqueurs de l’émission Le Masque et la Plume : Pour l’inénarrable Eric Neuhoff, « C’est à la fois vide et répétitif, ça patine tout le temps, ça n’avance pas. Je ne vois vraiment pas ce que ça veut dire. Ça devient casse-pieds, il n’y a aucune progression. » et de résumer : « C’est n’importe quoi ». Xavier Leherpeur, lui, croit bon de remarquer que : « C’est surtout la connerie qui terrasse, bien avant la violence qui, elle, est petite. C’est une effroyable bêtise ce scénario qui sort de nulle part » Un film sans scénario, « le nihilisme pour les imbéciles » selon le chroniqueur.
Dans les pages de SEE, Joker divise également la rédaction. Tandis que Marc Godin voit « un pur diamant, un monument de noirceur, un poison qui s’instille dans tes veines pour liquéfier ton cerveau… » et un film fondateur après lequel il ne sera plus possible de réaliser des films de super-héros comme avant ; Jean-Pascal Grosso, pour sa part, y trouve « un appel à la subversion violente servie par un studio multimilliardaire et un acteur qui passe pour un génie entre deux ricanements glaireux » et dénonce une ode à l’anarchie totale et sanglante.
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Film violent et débile pour les uns, réac voire raciste pour les autres ou chef d’œuvre psychologique et insurrectionel visionnaire, Joker divise et fait couler une encre contradictoire. C’est qu’il est probablement ce que beaucoup de films ne sont plus : un miroir tendu à la société et au spectateur dans lequel chacun va pouvoir contempler le reflet, déformant peut-être, de ce qu’il croit être la réalité. Comme le masque de son personnage éponyme, Joker est une surface de projection.
Une critique de la société du spectacle et de sa brutalité
Que le film soit noir, voire nihiliste, certes. Nombreux sont ceux qui l’ont relevé, Todd Phillips s’inscrit dans une double référence scorcesienne : Joker est dans une filiation directe à Taxi Driver mais aussi, et probablement plus encore, à La Valse des pantins. Comme le cab driver Travis Bicckle, Arthur Fleck est un déclassé… de ceux dont, par définition, la lutte des classes ne veut même pas. D’ailleurs, Fleck ne rêve pas d’insurrection, de révolution ou d’engagement politique mais (comme le personnage de Robert Pupkin avant lui) de passer à la télévision dans « Murray Franklin Show » incarné par … Robert de Niro !
Avant même d’être un film politique, Joker est donc une critique de la société du spectacle et de sa brutalité. Si certains ont cru bon de reprocher au film de faire l’apologie de la violence à travers le personnage du Joker, c’est oublier qu’il n’en est pas l’origine mais juste le réceptacle, le catalyseur. La violence, c’est celle du réel. Et elle porte un nom : humiliation.
L’humiliation au premier plan
Car, en dernière instance, Joker est bel et bien un film sur l’humiliation. Celle de celui qui n’y arrive pas. Et c’est peu de dire qu’Arthur Fleck n’y arrive pas : Il n’arrive pas à garder son job malgré ses efforts. Il n’arrive pas à séduire. Il n’arrive pas à être écouté des services sociaux. Il n’arrive pas à réprimer ses idées noires. Il n’arrive pas à être comique autrement que malgré lui. Car, comble de l’impuissance, il n’arrive pas non plus à étouffer ce rire de hyènes qui l’accable et fait de lui un paria.
La seule chose à laquelle il arrive est d’être un bon fils, lui qui prend soin de sa mère souffrante, la baigne, danse avec elle, passe des soirées télé à ses côtés… pour finir par s’apercevoir, comble de l’ironie cette fois, qu’elle est l’origine de sa disgrâce.
Entre impuissance et ironie du sort, Arthur Fleck n’arrive tout simplement pas à être lui-même. Alors, pour exister, il lui faudra être personne au sens propre du terme : Persona, un masque grotesque ricanant reflétant la violence tragique de la réalité. « J’ai passé ma vie sans savoir si j’existais vraiment. J’existe bien. Et les gens commencent à s’en apercevoir » se rend-il compte.
Le moins-que-rien, vulnérable et inoffensif se transforme en personnage maléfique tout puissant, parce que rien désormais rien ne peut plus lui arriver ! Par-delà l’humiliation, les affects tristes et le ressentiment, il a basculé : « J’ai longtemps cru que ma vie était une tragédie. En fait, c’est une comédie ». Il sera l’évènement, celui par qui arrive les choses, le Joker.
Et si le film de Todd Phillips n’a qu’un message à délivrer, c’est probablement celui de cette maxime, restée anonyme malgré sa sagesse : « Chacune des personnes que vous rencontrez se livrent une bataille dont vous ne connaissez rien. Soyez prévenant. Toujours. »