ils n’ont pas vu le même film

Le pour et le contre des journalistes de SEE

CONTRE : ET LA MONTAGNE ACCOUCHA D’UNE CLOWNERIE

Par Jean-Pascal Grosso

Un appel à la subversion violente servie par un studio multimilliardaire et un acteur qui passe pour un génie entre deux ricanements glaireux. Joker, la mauvaise blague de la DCEU.

La presse outre-Atlantique en a déjà fait des caisses : Joker s’inspirerait de Killing Joke, un album carabiné sur l’origine de l’ennemi juré de Batman et signé du démiurge dingue Alan Moore. A la direction, Todd Philipps, le géniteur de Very Bad Trip et ses suites moins réussies (Ah, Ed Helms « inséminé » par un transgenre dans le deuxième volet thaï, grosse rigolade !), a décidé de faire un film sérieux.

Enfin, lui y croit dur comme fer.

On sent que le metteur en scène et son équipe syndicated jusqu’au porteur de café ont réfléchi au moindre graffiti sur les murs, au moindre bourrage de sac poubelle abandonné dans une ruelle glauque de Gotham-sur-crime. Du sé-ri-eux on vous dit, m’sieurs, dames !

Fais-le comme Bronson

Concrètement, il faut moins de vingt minutes pour comprendre la mécanique de Joker. Jusqu’où le film va se prendre les pieds dans ses chaussures baleine. Arthur Fleck (Joaquin Phoenix, le même regard allumé que dans Les Frères Sisters, le rire grinçant comme une scierie vosgienne), clown de profession, se fait casser la figure par une bande des rues joyeusement ethnique. « Ce ne sont que des gosses ! » les excuse-t-il devant un collègue qui, pour le dépanner, lui offre d’office un flingue.

Nous sommes à Gotham quand même … Le soir-même, il exécutera trois jeunes banquiers bourrés comme des coings (et évidemment blancs, harceleurs et sexistes) qui lui réservent le même sort.

Abattus comme des chiens dans une scène à faire passer le Charles Bronson du Justicier dans la ville – le premier crime du Joker suinte d’ailleurs la repompe du film de Michael Winner – pour un boy-scout. Dégommer du grand voleur de petits épargnants, l’idée n’est pas si saugrenue. Mais les apologues du film de Phillips hurleraient sûrement au postulat « réac’ » si la même détente était pressée à l’écran par un péquenaud ruiné du Wisconsin…

Folie surlignée

Avec sa société verticale, binaire et oppressive – comme le Metropolis de Fritz Lang mais, niveau génie, sans comparaison aucune -, Joker se vautre ainsi durant deux heures dans la contestation de salon, la démonstration à bottes lourdes, la folie surlignée. Son appel à la sédition tient finalement de l’indigeste (là où le Bane de Dark Knight Rises ravageait tout sur son passage). Non seulement par ses fulgurances hyper-violentes dont Fleck/Joker sort toujours aussi blanchi que sa trogne sous maquillage (à ce sujet précis, Phoenix préfère se débiner en pleine interview), mais aussi du fait que la charge est signée ici d’un metteur en scène particulièrement bien vernis.

Ripoliner l’ensemble de crasse « urbaine » ne fait pas tout. Des réalisateurs tel Abel Ferrara (New York deux heures du matin, Bad Lieutenant…) ont depuis longtemps déjà fait mieux et pour moins cher.

Une ode à l’anarchie totale et sanglante mais dont un (très) grand studio, la Warner, attend les premiers chiffres au box-office avec impatience. Le paradoxe pourrait faire rire. Quoiqu’en ces temps de tensions accrues et de malaise généralisé, un tel pseudo-brûlot pondu par Hollywood fait plutôt grincer des dents.

POUR : UN FILM PROPHETIQUE

Par Marc Godin

Les origines du bad guy hilare de Gotham. Une œuvre adulte et politique, à mille lieues du cinéma bas de plafond de super-héros. Et une interprétation démente de Joaquin Phoenix qui dévore l’écran.

Joker, c’est tout d’abord une promesse : la rencontre/métamorphose entre le génial comédien de The Master ou Two Lovers avec l’ange noir du comics, la Némésis de Batman, le Joker.

Depuis un an, le buzz secoue les réseaux avec les photos de Joaquin Phoenix maquillé en clown triste, puis la bande-annonce, avant le Lion d’or à Venise et la critique internationale à genou.

A l’arrivée, le film est un pur diamant, un monument de noirceur, un poison qui s’instille dans tes veines pour liquéfier ton cerveau…

Une approche réaliste, low profile

Pourtant, ce n’était pas gagné d’avance et le projet ne sentait pas très bon. Comment rivaliser avec Jack Nicholson et surtout Heath Ledger qui ont posé une ombre indélébile sur le personnage ? Que raconter sur le Joker qui n’ait déjà écrit par Alan Moore ou Frank Miller ? Et qu’attendre du médiocre Todd Phillips, abonné aux trucs qui tachent comme Very Bad trip ou Starsky et Hutch, pour réaliser cette origin story ?

Pourtant, dès l’écriture du scénario avec Scott Silver (Fighter) Phillips a opté pour une approche réaliste, low profile, à mille lieux du film de super-héros et de son cinéma hypertrophié, avec ses millions de dollars d’effets spéciaux 3D.

Un film d’auteur, ni plus ni moins, un film adulte, alors que les films Marvel sont réservés aux enfants de moins de 12 ans.

Très intelligemment, Phillips situe son film dans les années 80 et prend comme référence thématique/visuelle deux films de Martin Scorsese, Taxi Driver et King of Comedy, avec des clins d’œil à French Connection ou Un justicier dans la ville.

Comme Robert De Niro dans Taxi Driver, Arthur Fleck est un outsider, un laissé pour compte du rêve américain. Pauvre, paumé, rejeté, il s’accroche à un rêve, faire du stand up, et de triompher dans l’émission télé de Murray Franklyn, incarné à la perfection par De Niro.

Mais Fleck est atteint d’un problème neurologique, et ne peut contenir son rire de hyène quand il est troublé. De galères en tabassages, de déceptions en humiliations, il sombre de plus en plus dans ses fantasmes et la paranoïa. Bientôt, un de ses collègues mal intentionné lui offre un revolver dont il va se servir alors qu’il est agressé par trois cadres ivres morts dans le métro. Ce qui restait de sa lucidité va dissoudre et le clown va bientôt semer le chaos à Gotham, alors que l’anarchie se propage comme une trainée de poudre…

Un film qui résonne avec l’époque

Superbement tricoté, même si de nombreuses scènes ont été improvisées sur le set, le scénario de Joker est un modèle de construction. On pense à la BD Killing Joke d’Alan Moore pour la noirceur, l’intelligence de la narration, notamment dans l’introduction (attention spoiler) du personnage de Batman. Arthur Fleck est supérieurement écrit, notamment dans sa relation avec sa mère et son (supposé) paternel.

Mais ce qui étonne le plus, c’est l’aspect radicalement politique du film. Le monde appartient aux riches, notamment un milliardaire qui évoque Donald Trump, les puissants écrasent les faibles, le lumpenprolétariat, les sans-dents. Bientôt, le Joker devient le héros de la lutte armée, de la résistance contre le capitalisme, contre l’uberisation de la société et Joker résonne vraiment avec 2019.

Comme tous les grands films, Joker semble prophétique, capte cette colère sourde qui gronde dans les grandes métropoles, fait écho à la violence sous-jacente prête à exploser. Le film étendard des Gilets jaunes ?

L’homme qui rit

Et puis il y a Joaquin Phoenix. L’acteur tourne depuis les années 80 et a éclairé de sa lumière des œuvres aussi importantes que The Master, Gladiator, Her, A Beautiful Day ou La nuit nous appartient. On peut employer le mot génie ?

Ici, il est quasiment de tous les plans et ce qu’il fait est absolument invraisemblable. Son corps décharné, sa clavicule qui pend, sa démarche zarbi : j’ai rarement vu un comédien bouger comme lui. D’ailleurs, sa danse dans les escaliers, sur fond de Gary Glitter, restera un moment d’anthologie.

Encore plus fort, Joaquin Phoenix se fond en Arthur, puis en Joker, se métamorphose, te prend par la main et t’entraîne dans la folie des deux personnages. Le visage délavé, l’œil mort, il te fait passer par tous les stades de sa maladie. Frappé, moqué, constamment humilié, c’est une figure quasi christique et l’identification, malgré la violence, est insidieuse mais totale. Grâce à sa performance au-delà de tout, Phoenix t’embarque pour voyage au bout de la nuit en aller simple. Le trip n’est pas toujours agréable, la noirceur est totale, absolue, et le film te laisse un goût de cendres dans la bouche.

On en ressort cruxcifié, pantelant. Comment serait-il possible de réaliser des films de super-héros comme avant ?

Sortie : 9 octobre 2019 – Durée : 2h02 – Réal. : Todd Phillips – Avec : Joaquin Phoenix, Robert de Niro, Zazie Beetz… – Genre : drame – Nationalité : Américaine, Canadienne

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