Par Denis Brusseaux
L’inconvénient avec Peter Jackson, c’est qu’il faut impérativement aimer ses films, sous peine de mort. Voilà.
Je ne serais pas étonné de trouver à l’entrée des salles projetant Le Hobbit : Un voyage inattendu des milices de cinéphiles contrôlant les spectateurs sur leur connaissance de Tolkien, sans quoi ce sera l’éviction manu militari. Quant au malheureux qui hasarderait un avis mitigé, voire négatif, celui-là sera relégué aussitôt au rang du plus ignoble des fans de Michael Bay (l’insulte suprême dans certaines communautés), encore que ce dernier bénéficie d’une curieuse indulgence depuis qu’il s’est attaqué aux Transformers. Plus bas encore que Michael Bay, donc, un sous-homme. Aller voir un film de Peter Jackson en spectateur « neutre », c’est comme se rendre à un meeting politique sans savoir pour qui on va voter. On se sent un peu seul… On peut le dire, c’est avec Peter Jackson que certains cinéphiles radicaux (les geeks !) ont réellement pris leur essor, le désignant d’emblée comme leur gourou, leur messie, leur bouddha, leur guide ultime dans l’univers du cinéma de genre.
La sympathique bricole des débuts
Bref, une religion en soi. Il n’y a pourtant pas de quoi. Sympathique anarchiste à ses débuts, faisant du gore comme d’autres des pâtés de sable, Jackson s’est bien marré en bricolant Bad Taste (1987), Meet the Feebles (1989) et Brain Dead (1992). Et on se marrait avec lui. A ce moment-là, personne ne criait au génie, tout juste saluait-on le caractère jouissif et très incorrect de son cinéma. Mais gare… car en livrant Créatures Célestes (1994), Jackson a fait plus que changer de registre, il a donné une légitimité à tous les fous de série B. Là, miracle, le plus malpropre des réalisateurs venait de signer un drame classique, sans pour autant renier le fantastique. Une consécration pour les fans du maître, lesquels se rendaient compte qu’ils aimaient un cinéaste sérieux et « mainstream » sans le savoir. La classe ! Alors imaginez ce qui se passe lorsque, quelques années plus tard, le même homme emballe très consciencieusement une adaptation de l’un des romans les plus fétichisés au monde, à savoir Le Seigneur des Anneaux. C’est simple : pétage de plomb collectif ! Et certains fans de muter en une nouvelle race de cinéphiles, les geeks donc, autrement dit des commissaires politiques jugeant et condamnant tous ceux qui ne partagent pas leur adoration du maître. Et c’est allé bien plus loin que les guerres de chapelles entre Positif et les Cahiers du Cinéma dans les années 50-60. Désormais, on traque le mécréant jusqu’en dehors des sphères journalistiques, et on l’écharpe. Rien de commun avec un Georges Lucas, par exemple, qui ne suscite des réactions du même type qu’avec la licence Star Wars. Ce qu’il peut faire à côté, tout le monde s’en fiche. En revanche, tous les films de Peter Jackson sont désormais intouchables, sans exception. Oui, même King Kong !
Favori des geeks
Pas tout à fait inconscient de cette situation, Peter Jackson a en réalité largement contribué à devenir le cinéaste favori des geeks, utilisant ceux-ci pour cautionner certains de ses choix artistiques auprès du grand public. Pas étonnant que le personnage de Gollum ait rencontré un tel succès auprès des adorateurs de la trilogie, tant son obsession maladive pour l’anneau renvoie aux colères folles dont ils sont capables pour le moindre micro-détail inapproprié. Un public qui inquiète jusqu’au réalisateur lui-même, lequel a longtemps rechigné à réaliser Le Hobbit (un poste destiné au départ à Guillermo Del Toro, autre vache sacrée du cinéma de genre) de peur de livrer une trilogie de moindre qualité, autrement dit de décevoir ses fans et de voir leur idolâtrie se transformer en haine à son égard. Ca arrive souvent, dans les cultes païens… Cette entreprise semblait artificiellement gonflée (au départ, seuls deux films étaient prévus, et pas mal de comédiens n’étaient là qu’en guest star) dans une logique commerciale qui n’a rien, mais alors plus rien à voir avec ses premiers pas, irrévérencieux et espiègles.