GASPAR NOE : « IL Y A UNE PEUR DE LA BITE ! »

En 2015, Gaspar Noé présentait Love au festival de Cannes, faux film de cul en 3D, mais vrai mélo sentimental. A l’époque, See l’avais rencontré après Cannes et 5 jours avant la sortie en salle de son quatrième long-métrage.

Propos recueillis par Marc Godin

Moins d’une semaine avant la sortie en salles de Love, je retrouve Gaspar Noé, après la folie de Cannes et l’épisode de l’interdiction aux moins de 18 ans, en pleine vérification de copies dans un laboratoire du 9e arrondissement. Comme d’habitude, Gaspar Noé est rigolard, parle plus vite que son ombre. Dès mon arrivée, il me pique mon exemplaire du Canard Enchaîné et commente l’article sur Charles Pasqua.

Gaspar Noé : Même décédé, Pasqua fait chier. Il a fait de l’ombre à Alain De Greef, mort le même jour.

Un petit mot sur Alain De Greef, l’âme de Canal + ?
C’est grâce à lui que j’ai commencé à faire du cinéma. J’avais fait un petit court-métrage, Tintarella di Luna, à l’Ecole Louis Lumière. Les premières fois que j’ai obtenu de l’argent, cela venait des Programmes courts de Canal +, grâce à Alain Burosse et au-dessus de lui Alain De Greef. Il avait un goût pour une certaine forme d’humour, entre Hara-Kiri, Coluche et Bertrand Blier. Sans lui, Jan Kounen, Albert Dupontel et moi-même ne ferions pas de film, c’est une évidence. Quelle autre filière m’aurait permis de faire mes films ? Ou alors, j’aurais fait des films d’auteur plus sérieux… Je lui dois énormément.

Il avait vu Love ?
Je ne pense pas. Il était très malade, il a dû rater la projo de Cannes. Il a vu les autres… Il m’a beaucoup aidé à l’époque d’Irréversible. Nathalie Bloch-Laisné bloquait sur le film et il était monté au front.

« On me propose des scénarios originaux, des bouquins… Mais il faut que cela parle de mes obsessions personnelles. Faire un remake d’un chef-d’œuvre, de Taxi Driver, Délivrance ou Salo, serait une connerie. »

Que faites vous ici, dans ce labo du 9e arrondissement, à moins de cinq jours de la sortie de Love ?
Je fais les dernières vérifications des copies sans sous-titres des versions 2D du film, de la version Blu-ray. Il y encore de petites retouches, notamment sur le générique. Le film est terminé depuis deux jours, mais on ne fait pas le même étalonnage pour la 2D et la 3D. La technologie de post-production de la 3D est beaucoup plus lourde que je ne l’imaginais. Je porte ma croix jusqu’à la fin…

Vous pourriez travailler sur un film que vous n’avez pas écrit ?
Si je l’aime… On me propose des scénarios originaux, des bouquins… Mais il faut que cela parle de mes obsessions personnelles. Faire un remake d’un chef-d’œuvre, de Taxi Driver, Délivrance ou Salo, serait une connerie. Mais tu peux faire le remake d’un film avec un excellent scénario mais une mise en scène pas terrible. Pour moi, il faut que le sujet corresponde à mon obsession du moment. Quand j’ai vu Amour de Michael Haneke, ma mère était en train de souffrir énormément et je n’avais jamais vu un film qui parlait de cette façon de la vieillesse. Si on m’avait proposé le scénario, je pense que j’aurais été intéressé. Pour Love, je n’avais jamais vu cette thématique de la passion amoureuse qui tourne mal abordée de cette façon au cinéma.

J’ai du mal à comprendre cet écart entre vos films. Il se déroule parfois cinq ou six ans.
Ce sont des films difficiles à financer. Si Love marche en salles, j’aurai plus de facilité pour réaliser le prochain. Si Irréversible n’avait pas marché, je n’aurais jamais pu mettre en scène Enter the Void. Enter the Void a fait perdre de l’argent à ses financiers. Je n’étais pas vraiment tricard, mais c’était plus difficile de refaire un film risqué. Je ne suis pas comme Fassbinder, je ne peux pas réaliser quatre films par an. J’ai besoin d’un an entre deux films. Le problème, c’est l’argent. Dès que j’ai le feu vert, je tourne super vite. Pour Love, j’ai eu le feu vert en octobre et j’ai bouclé le film avec des copies 3D en moins de huit mois. J’ai tourné Love en 5 semaines et demie.

« Le problème, cela a été vraiment le financement. Dans ce pays occidental, libre, laïc, les financiers se rétractent dès qu’il y a une bite à l’écran. Il y a une peur de la bite ! »

Pourtant, avec l’axiome Noé + porno, Love a dû être facile à financer, à vendre à l’étranger.
Le problème, cela a été vraiment le financement. Dans ce pays occidental, libre, laïc, les financiers se rétractent dès qu’il y a une bite à l’écran. Il y a une peur de la bite !

Néanmoins, à Cannes 2014, vous avez sorti des affiches très chaudes, voire ouvertement pornos. C’était pour le buzz ?
Il s’agissait de quatre visuels pour convaincre des distributeurs étrangers. Je n’avais qu’un scénario de cinq pages et Vincent Maraval (le producteur du film, NDR) voulait des visuels. J’ai donc pris ces photos un après-midi et nous les avons bricolées un peu sur Photoshop. C’était juste pour des plaquettes pour Cannes. Après, cela a été scanné et les affiches sont apparues sur le Net ; c’est devenu viral. Mais ce n’étaient pas les affiches officielles ! Et encore une fois, tout le monde a flashé sur celle avec la bite qui éjacule. Y a une obsession avec la bite. La moitié des habitants de cette planète ont une bite. En quoi cet organe là est différent d’un pied, d’une main ? Une affiche avec une main n’aurait choqué personne.

J’ai été très étonné par la façon dont vous avez filmé le sexe. J’imaginais des scènes ouvertement pornographiques. Certaines séquences le sont, mais elles ne ressemblent à rien de connu. Vous filmez le sexe d’assez loin, en plan séquence, en temps réel, sans gros plan, des scènes très peu découpées, très esthétiques.
Cela ressemble à la vie. Quand vous faîtes l’amour, votre perception, c’est le visage ou la nuque de l’autre. Vous ne regardez pas les parties génitales quand vous faites l’amour. Vous regardez le visage. Dans Les Chiens de paille de Sam Peckinpah, lors de la scène du viol, la caméra reste sur le visage de la fille. C’est beaucoup plus flippant… Dans Love, il y a plus de séquences d’embrassades que de sexe. Dans les vieux films X, tu ne vois jamais les gens s’embrasser. De même, jamais les filles ne tombent enceintes, jamais elles n’ont leurs règles. Mon film est plus proche de la vie…

« Je ne storyboarde rien du tout, je marche à l’instinct, je décide à la dernière seconde. Je me sens plus fort quand je décide d’un cadrage ou d’un casting au dernier moment. De même, je n’aime pas écrire mes dialogues à l’avance car je pense que cela va être plus pauvre qui si je laisse les acteurs improviser. »

Avez-vous story-boardé votre film, ou aviez-vous imaginé à l’avance le dispositif de mise en scène : les plans-séquences, des séquences dans la longueur ?
Je ne storyboarde rien du tout, je marche à l’instinct, je décide à la dernière seconde. Je me sens plus fort quand je décide d’un cadrage ou d’un casting au dernier moment. De même, je n’aime pas écrire mes dialogues à l’avance car je pense que cela va être plus pauvre qui si je laisse les acteurs improviser. Sur les séquences de sexe, j’avais deux caméras 3D : une caméra à hauteur des personnages, une autre au dessus. Souvent, je cherche les angles de caméra quand je suis dans les décors avec Benoît (Debie, chef op’ attitré de Noé, mais aussi de Spring Breakers ou Lost River de Ryan Gosling, NDR). Comme le film était en 3D, je ne voulais pas de mouvements qui auraient rendu le spectateur nauséeux. J’ai donc posé la caméra sur un pied ou sur une grue qui avance très lentement. Et voilà. Il y a beaucoup de scènes simulées. Quand tu filmes les gens en gros plan, leurs visages, tu ne sais pas ce qu’ils font. Ce qui est important, c’est que cela ait l’air vrai. Dans La Vie d’Adèle, ça a l’air vrai.

J’ai trouvé quant à moi les scènes de sexe pas vraiment bandantes.
Lors du montage, quand on a mis les séquences dans l’ordre du scénario, ces séquences devenaient nettement moins sensuelles, plus mélancoliques. On t’annonce que l’héroïne s’est peut-être suicidée, le spectateur comprend que c’est un amour perdu. On m’a dit : « Ton film ne donne pas envie de se branler, de baiser, il donne envie de tomber amoureux. » Ce film, c’est la chronique d’un échec, pas d’un amour réussi. Donc oui, ce n’est pas très bandant…

Cette mélancolie est amplifiée par un choix de musique étonnant : Satie, les Variations Goldberg par Glenn Gould…
Ce qui est super, c’est que j’ai pu avoir la musique de John Carpenter pour la scène de la boîte échangiste (il explose de rire). J’ai eu également Funkadelic et Glenn Gould car les maisons d’édition ont été très cools sur les droits.

« J’ai vu des amis basculer, abandonner femmes et enfants pour perpétuer cet état amoureux, qui est un état addictif. Et quand ça ne marche plus, tu peux connaître des crises de manque, comme un junkie qui n’a pas eu sa piquouze. »

Il y a une nouvelle fois beaucoup de drogue dans votre film. L’amour est une drogue ?
Etre amoureux, c’est vouloir être en permanence auprès de quelqu’un car sa présence te fait secréter de la dopamine, des endorphines, de la sérotonine. J’ai vu des amis basculer, abandonner femmes et enfants pour perpétuer cet état amoureux, qui est un état addictif. Et quand ça ne marche plus, tu peux connaître des crises de manque, comme un junkie qui n’a pas eu sa piquouze. Quant aux scènes de drogue du film (coke, ayahuasca…), c’est complètement raccord avec mes personnages qui sont dans le cinéma, qui fréquentent des boîtes techno.

C’est difficile d’être en empathie avec votre personnage principal. C’est d’ailleurs difficile d’être en général en empathie avec le héros « noéien », de Carne à Enter the Void, en passant par Seul contre tous ou Irréversible.
Je ne fais que des films sur des losers, mais celui-ci pense qu’il est un winner (rires). Mon héros est un animal normal, simplement. « Un animal normal, simplement », c’est une chanson de Michel Sardou. Mes personnages ne sont pas des génies… Ici, c’est un jeune cinéphile qui se vend la lune et qui la vend aux autres, mais qui n’assure pas une cacahouète derrière.

Il porte la même veste militaire que Robert De Niro dans Taxi Driver ?
Absolument, une veste de G.I.

Les affiches de films de sa chambre sont les vôtres ?
Oui, Salo, Chair pour Frankenstein, Schizophrenia et un porno US Defiance of Good, un film très sadien.

« J’ai beaucoup décroché du X ; d’ailleurs, je regarde de moins en moins de films – je vois trop la fabrication, les trucs – et de plus en plus de documentaires. »

Le porno est un genre qui vous intéresse ?
J’en ai beaucoup consommé ado et post-ado. Mes amis Henri Gigoux et Christophe Lemaire qui bossaient dans un magazine spécialisé m’en envoyaient plein. J’aimais particulièrement la série Intimité violée par une femme (du porno amateur tourné par Laetitia, NDR). J’ai beaucoup décroché du X ; d’ailleurs, je regarde de moins en moins de films – je vois trop la fabrication, les trucs – et de plus en plus de documentaires.

Un mot sur Benoît Debie.
On s’entend super bien, il est adorable, toujours de bonne humeur. C’est un génie de la couleur. C’est notre troisième film ensemble. Il a failli ne pas faire Love car il était parti tourner le film en 3D de Wim Wenders. Mon film a été reporté et il a pu bosser avec moi. Et il avait l’expérience de la 3D. Dans Love, il a même un petit rôle, celui du chaman.

Il y a aussi Vincent Maraval en flic partouzeur.
Il devait seulement faire de la figuration dans la boîte à partouze, alors que ce n’est vraiment pas sa came. L’acteur qui devait incarner le flic ne pouvait plus le faire et j’ai demandé à Vincent de le remplacer. La séquence où il branche le héros avec ses boîtes à partouze est de l’impro pure et dure.

« Après la pulsion sexuelle, il y a cette pulsion de reproduction de l’espèce. »

Il y a des éléments autobiographiques dans votre film ?
(il hésite un peu) Non, je n’ai pas d’enfant… Ca parle de tes envies, de tes peurs, de tes désirs de paternité refoulés.

Le thème du bébé revient souvent dans vos films.
Oui, c’est vrai. Après la pulsion sexuelle, il y a cette pulsion de reproduction de l’espèce.

Le film sort dans combien de salles ?
Dans 7 salles à Paris. Il vaut mieux 7 bonnes salles en 3D pleines qui dix salles à moitié vides. Pour un film qui ne ressemble pas aux autres qui sortent dans le commerce, c’est bien. Si ça marche, il y aura une sortie élargie. Le succès sera lié à la canicule. Est-ce qu’il fera frais, trop chaud ? J’ai insisté pour sortir le film en plein été car j’aime l’énergie estivale.

La suite ?
J’accompagne le film jusqu’en novembre. Pour le reste, je ne sais pas. Si j’ai un financement, je peux m’y remettre très vite. Peut-être que je vais tourner un doc en plan-séquence ; on verra.

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