Emir Kusturica : « J’ai envie de créer à nouveau »

photo de couverture © Vilena Irasnitska / Shuttersock

Croisé au joyeux Festival des Horizons, à Saint Avertin, où il s’est produit en compagnie de son No Smoking Orchestra, le doublement palmé Emir Kusturica s’est laissé aller aux confidences cinéphiliques. Du pur exclusif See Mag !

Propos recueillis par Jean-Pascal Grosso

Votre dernier long-métrage de fiction date de 2017, On the Milky Road, avec Monica Bellucci. A quand votre retour au cinéma ?
Cela va venir. Faire un film demande du temps. Comme écrire un roman. A la différence que le cinéma engage à composer avec un nombre incroyable de personnes. Mais, je vieillis, le temps passe et j’ai décidé de me concentrer à nouveau sur le cinéma. J’en encore en tête deux ou trois grandes histoires à raconter. J’ai envie de créer à nouveau. Je trouve que le cinéma actuel devient de moins en moins créatif et de plus en plus formaté. J’ai un peu peur pour l’avenir. Les salles continuent à fermer à travers toute l’Europe. Les projets semblent désormais le plus souvent entre les mains de Netflix ou des grandes chaînes de télévision. Et il y a moins d’argent pour financer de grandes histoires.

Sur quel film travaillez-vous ?
Une histoire que je suis en train de développer actuellement entre la Russie, la Chine et la Kazakhstan. Ce sera l’adaptation du roman de Chingiz Aitmatov, The White Cloud of Gengis Khan. J’espère que cela va marcher.

Pourquoi un tel projet ?
Il y a un préjugé autour de Gengis Khan : il est resté dans les mémoires comme un conquérant brutal, sauvage. En fait, si vous vous intéressez à l’histoire, vous découvrez que c’était quelqu’un de très intelligent, un fin et grand stratège. C’est principalement grâce à lui, à l’époque où Venise brillait sur toute l’Europe et plus loin encore, que se sont développées les relations commerciales avec l’Asie. En lisant le roman, j’ai découvert un tout autre pan de sa personnalité. L’histoire sera centrée sur sa relation avec son meilleur ami, un militaire de haut-rang. Le nuage blanc qui plane en permanence au-dessus de Gengis Khan, signe de mauvais augure selon une diseuse de bonne aventure, disparaîtra quand il aura décidé de tuer ce dernier. Sur la Volga gelée en hiver. C’est une histoire empreinte d’une grande poésie.

« Regarder un film sur un téléphone portable, pour moi, c’est une insulte ! »

Comment entrevoyez-vous l’avenir du cinéma ?
La question serait plutôt : comment continuer à faire du cinéma indépendamment de ces nouveaux moyens de diffusion ? Regarder un film sur un téléphone portable, pour moi, c’est une insulte ! Le cinéma, c’est ce qu’il y a de plus beau, de plus grand, la plus belle des manières qu’a trouvé le monde pour partager ses émotions. Mais sa forme est en train de changer, elle ne semble même plus si importante que ça aujourd’hui. Nous allons de plus en plus, je le crains, vers un cinéma qui n’abordera que des sujets sociétaux bien précis ou qui sera fait sur mesure pour la télévision. Il y aura d’un côté un cinéma grand public, destiné à être rapidement programmé chez soi, de l’autre des films qui se limiteront à aborder des questions, par exemples, de justice sociale, des sujets modernes, factuels, pour un public jeune censé y adhérer. Le cinéma dans ses formes d’expression les plus larges va en pâtir. Il va manquer de cette universalité que possédaient les films de Visconti, Rossellini, Fellini… Est-ce que de grands auteurs naîtront de ce chaos à venir ? Je l’ignore encore.

Vous rappelez-vous du film qui vous a donné envie de faire du cinéma ?
La Règle du jeu
de Jean Renoir. Marcel Dalio, Carette… Oui ! Et les films de René Clair. Et aussi L’Atalante de Jean Vigo. La première fois que j’ai vu L’Atalante, je me suis dit : « Un tel film, comment est-ce possible ? »

Qu’aimez-vous chez Jean Renoir ?
Son élégance. Ou plutôt l’expression, à l’écran, de son élégance. Après lui, il n’y a plus jamais eu, en France, de réalisateur de cette trempe.

Votre film préféré ?
Amarcord
de Fellini. C’est le film le plus lié à mon propre destin. J’en parle dans le premier livre que j’ai publié en France, Où suis-je dans cette histoire ?, chez Jean-Claude Lattès. Fellini et moi, ce fut presque un rendez-vous manqué. A l’époque, je rentrais souvent chez moi pour retrouver la femme que j’allais épouser. A chaque fois, à l’école de cinéma de Prague où j’étudiais, je ratais la projection du film. J’étais trop épuisé, à l’époque, par mes différents déplacements… Mais un jour, j’ai enfin découvert Amarcord. Et je me suis marié. Lisez le livre, j’en parle assez longuement.

Un réalisateur que vous détestez ?
Tous ceux que je ne regarde pas.

Allez-vous encore au cinéma ?
Bien sûr. J’organise mon propre festival. Rien que pour ça, je regarde une trentaine de films par an.

« Soyons honnêtes : Audiard, c’est… « pas mal ». »

Votre coup de cœur le plus récent ?
Dogman
de Matteo Garrone. Très bien, n’est-ce pas ?

Encore un film italien…
Oui. Actuellement, ils ont trois metteurs en scène que je trouve extraordinaires. Il y a Paolo Sorrentino, Alice Rohrwacher et, donc, Matteo Garrone. Avez-vous La Grande Bellezza ? Très bien écrit ! Comme du Fellini.

Et en France ?
Aucune idée. Je n’ai rien vu de bien depuis quelques temps. En tout cas pas du niveau des Italiens. Pas de Gomorra à la française par exemple. Il faudra attendre encore un peu, je pense. Votre meilleur réalisateur en France en ce moment, qui est-ce ? Jacques Audiard ? Soyons honnêtes : Audiard, c’est… « pas mal ».

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