Photo de couverture © Anna Rakhvalova
Avec Le Corps Sauvage, la plus indépendante des réalisatrices françaises avait signé le portrait d’une jeunesse décidée à réinvestir les campagnes et se rapprocher au plus près de la nature. Une ode panthéiste, poétique, et, comme toujours chez Cheyenne-Marie Carron, à contre-courant des discours établis.
Propos recueillis par Jean-Pascal Grosso
« Vivre en dehors de la société, c’est être un sauvage » entend-on au début du film. Êtes-vous cinématographiquement une sauvage, Cheyenne-Marie Carron ?
Totalement. Pour moi, ça signifie que parfois j’ai pu, par la force des choses, surtout au début de mon parcours, préserver mon instinct, ma liberté, mes pulsions, mes désirs, tout ça dans le cinéma et dans ma manière de faire des films. Je crois donc que, oui, je suis une sauvage !
Regardez un extrait de Le Corps Sauvage de Cheyenne-Marie Carron avec Nina Klinkhamer, Christian de Berighen et Diane Boucaï – 2019
Diane, l’héroïne, tient-elle un peu de vous ?
Forcément, puisque je l’ai écrit. Même mes personnages d’hommes ont un peu de moi. Je viens de terminer l’écriture de mon prochain film, Soldat, mon amour, sur les femmes de soldat, leurs difficultés, leur abnégation, etc. Et, là aussi, il y a un peu de moi. Diane, éprise de sa liberté, en harmonie avec la nature, avec comme instrument son arc, c’est presque un idéal féminin que je voulais dépeindre. Ma vie est beaucoup plus monotone et triste. Je vis à Paris dans un petit studio. Mais écrire un film me permet aussi d’expérimenter ces sensations-là.
Diane, c’est une citadine qui s’est arrachée à sa condition familiale pour épouser la nature dans toute sa poésie et son mystère. Ces jeunes urbains qui fuient aujourd’hui les centres-villes, c’est un sujet dans l’air du temps…
Mais, attention, Diane ne « fuit » pas. Elle a l’appel de la forêt en elle. Elle n’agit par crainte mais par désir et profonde aspiration de répondre à quelque chose qui fait écho en elle, cette foi en une nature un peu vierge. Pour mon héroïne, il est question de retrouver un sens primitif et sauvage que la société a tendance à laminer, à édulcorer. Au contact des êtres, on a tendance à se polir. Diane retourne vers quelque chose dont elle ressent le manque.
« Les discours féministes aujourd’hui, je ne m’y retrouve pas. Ils sont souvent teintés soit d’un aveu de faiblesse de la part de femmes qui se sentent « prisonnières » soit d’un déni de la place des hommes. Je n’aime pas ça, je m’en méfie. »
Une femme chasseresse, qui peut subvenir à ses propres besoins, indépendante mais qui ne rechigne pas à fréquenter les hommes ni à accepter leur aide… Le Corps sauvage serait-il un film féministe – dans son sens le plus noble – absolu ?
Malheureusement, les discours féministes aujourd’hui, je ne m’y retrouve pas. Ils sont souvent teintés soit d’un aveu de faiblesse de la part de femmes qui se sentent « prisonnières » soit d’un déni de la place des hommes. Je n’aime pas ça, je m’en méfie. En tout cas, je ne me dirai jamais féministe. J’ai plus envie de penser que ma Diane est une femme accomplie. C’est-à-dire une femme effectivement libre, qui se choisit un destin, qui choisit sa place dans le monde, qui se retrouve en équilibre dans le rapport aux hommes. Aujourd’hui, une femme peut tout à fait trouver une place juste par son travail, par ses efforts, par sa verticalité sans forcément toujours dénigrer les différences avec les hommes. Une femme peut prendre le pouvoir si elle en a envie. Je le sais parce que je l’ai expérimenté. Pour moi, prendre le pouvoir, ça ne veut surtout pas dire prendre le pouvoir sur les hommes. En résumé, Diane n’est pas féministe, elle est femme, maîtresse de son destin et en harmonie par rapport au monde qui l’entoure. Point barre.
Regardez la bande-annonce du Genou de Claire d’Eric Rohmer avec Jean-Claude Brialy et Aurora Cornu – 1970
Il y une musicalité très « rohmérienne » dans vos dialogues…
Très sincèrement, pour moi, Eric Rohmer, c’est un maître. Un des rares cinéastes dont je regarde régulièrement les films avec Pialat, Schoendoerffer… Le Genou de Claire ou Ma Nuit chez Maud, je les revois très souvent. Mais je ne pense pas mettre de cet héritage-là dans mes films. Si je le fais, c’est purement inconscient. Je poursuis sur mon propre chemin. J’essaye de proposer, modestement, mon monde à moi. Je me sens libre d’aller vers mon propre cinéma. On y revient à la femme sauvage…
à lire : notre entretien avec Eric Rohmer
Parlez-nous de votre rapport avec les comédiens. Multipliez-vous les auditions ou viennent-ils vers vous ?
Les deux. Mais, de plus en plus, j’aspire à ne plus travailler avec des comédiens professionnels. Dans mes films à venir – j’en ai encore quelques-uns que je rêverais de faire même si j’ignore encore si j’y arriverai -, j’aimerais collaborer avec des gens qui n’ont pas appris la comédie, qui n’ont pas appris à jouer, mais qui sont naturellement des personnalités ou sont capables d’incarner très naturellement les choses. Je pense que des gens comme ça me donnent bien plus que ceux qui en ont fait leur profession. Le pire, pour moi, c’est un acteur qui, même jeune, se présente en disant tout de go : « J’ai fait les cours ceci, les cours cela… » Moi, ça me décourage même si je cherche toujours à voir si la personne garde une certaine virginité dans son jeu. Les comédiens qui ont acquis trop de réflexes, ça me débecte. C’est pour cela également que c’est difficile de travailler dans le milieu du cinéma français. Pour trouver un financement, il faut décrocher des acteurs qui ont déjà fait beaucoup de films, qui ont acquis une certaine notoriété. C’est un processus radicalement contraire de ce qui me fait aimer le cinéma.
Regardez la bande-annonce de L’Apôtre de Cheyenne-Marie Carron avec Faycal Safi et Brahim Tekfa – 2014
Quel regard portez-vous sur le cinéma français actuel ?
Il faut être bienveillant. C’est une industrie. Elle existe. Certes, il y a des producteurs, des réalisateurs qui font des films comme des produits. Et ils ont entièrement leur place. Mais, de la place, il y en a pour tout le monde. En ce qui me concerne, je peine réellement à trouver, non pas ma place, mais des financements. Je n’ai jamais d’aides, de subventions, qui vont plus souvent aux gens de l’industrie qu’aux créateurs en marge. C’est comme ça. Je fais avec.
Et malgré votre filmographie, jamais aucun appel du pied de la part d’un grand producteur, d’un grand distributeur ?
C’est arrivé quelques fois. J’ai été en contact avec des gens du milieu. Mais ils avaient une volonté vive de m’imposer des règles : un casting déjà choisi, des remaniements dans le scénario… Je laisse toujours une place à l’improvisation dans mes histoires. Tout de suite, donc, ça devient compliqué. Mes scénarios, l’objet de travail, je suis à peu près la seule à pouvoir les comprendre lorsque je commence un film. Un producteur, ça attend dès le départ quelque chose de très formaté. Mon idéal, ce serait de rencontrer un producteur qui verrait mes films et me donnerait carte blanche. Comme dans les années 60/70 paraît-il. Un côté Jean-Pierre Rassam ou George de Beauregard, vous voyez ? Mais je ne sais pas si ça existe encore.
« Moi, les César, ça me rend malheureuse »
On ne vous verra donc jamais aux César…
Je n’ai jamais suivi leurs demandes de dossier. Je me suis même pris la tête avec un des acteurs qui avait joué dans L’Apôtre et qui voulait absolument participer à cette manifestation qui est pour moi, l’exacte opposé de l’idée que j’ai du cinéma. Pour un comédien, je peux comprendre que cela soit utile d’être vu dans ce genre de « cirque ». Moi, les César, ça me rend malheureuse. Et je ne les regarde jamais parce que, tout simplement, je n’ai pas de télévision.
En parlant de L’Apôtre, comment avez-vous ressenti le silence de vos pairs, à la fibre généralement plus pétitionnaire, lorsque le film avait été retiré de l’affiche à Neuilly-sur-Seine et à Nantes « par crainte d’attentat » ?
Ça n’a pas été le plus « cocasse ». Vous rappelez-vous du dernier plan du film ? Quand les deux frères, l’un musulman et l’autre musulman converti au catholicisme, finissent par prier ensemble ? En arrière-plan, il y avait un tout petit bout de parcelle de maison qu’il était impossible de reconnaître. La propriétaire de cette maison était allée porter plainte contre moi. Elle avait très peur que des djihadistes la retrouvent et l’attaquent ! J’ai été convoquée chez les flics alors que j’étais en train de préparer mon film suivant Patries. Quatre heures de perdues à me faire prendre mes empreintes et photographier sous tous les angles. J’étais furieuse. Tout ça à cause d’une folle et d’une maison que personne ne pouvait reconnaître… J’en avais parlé à un journaliste sur un site chrétien. Une fois l’article paru, j’ai reçu un appel du même commissariat : ils me demandaient de ne pas parler de cette histoire à la presse.
Tout Cheyenne-Marie Carron sur : www.cheyennecarron.com