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Créatrice du blog Ciné-woman.fr et du prix Alice Guy, récompensant la meilleure réalisatrice française depuis 2018, Véronique Le Bris est l’auteure de 100 Grands films de réalisatrices. Dans cet entretien, la journaliste nous raconte une passionnante histoire du 7e art au féminin, encore trop méconnue.
Propos recueillis par Christelle Laffin
Comment est né le livre ?
Après 50 femmes de cinéma, cela faisait longtemps que je songeais à écrire un dictionnaire des films de réalisatrices. Le rôle des réalisatrices dans l’histoire du 7e art est atomisé, à l’image de leur carrière, souvent heurtée. Cela donne l’impression qu’elles n’ont pas fait de grands films. Quand on répond à « quel est votre réalisateur ou film préféré ? », c’est en grande majorité au masculin.
Parce que l’on n’arrive pas à localiser les réalisatrices, ni géographiquement, ni dans le temps, on ne les inscrit pas dans la fabrication du cinéma. Je suis passée par une pré- liste de réalisatrices incontournables avant de visionner leurs films et de lire les critiques pour le choix final d’œuvres qui me paraissaient essentielles.
Votre Top 3 personnel ?
We Need to talk about Kevin, de Lynne Ramsay (2011), ou l’histoire d’un fils psychopathe, qui fait mener un enfer à sa mère. Quel homme aurait pu mettre en scène un film aussi puissant sur la maternité ? Allemagne Mère blafarde, de Helma Sanders-Brahms (1981) est pour moi « LE » film sur l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale et sans une seule bataille. Mais l’héroïne, apolitique, vit ce conflit atroce dans son corps…
Et puis, d’Alice Guy: The Ocean Waif (1916), parmi les 10 % sauvés de ses milliers de films tournés. Un mélodrame romantique à la narration élaborée, et marquant la fin de sa carrière : son studio, la Solax, a fait faillite en 1918.
« Statistiquement, c’est imparable : les réalisatrices sont quasi-absentes des palmarès, ont plus de mal à réunir l’argent nécessaire et obtiennent des budgets inférieurs à leurs homologues masculins. »
Pourquoi, souvent, les réalisatrices sont aussi scénaristes ou coscénaristes de leur œuvre ?
C’est le système qui veut ça. A de rares exceptions comme Patty Jenkins, la réalisatrice de Wonder Woman, on leur confie des budgets réduits. Elles sont donc cantonnées au cinéma d’auteur. Statistiquement, c’est imparable : les réalisatrices sont quasi-absentes des palmarès, ont plus de mal à réunir l’argent nécessaire et obtiennent des budgets inférieurs à leurs homologues masculins.
On dénonce de plus en plus ce « male gaze », le regard masculin concupiscent avec lequel les femmes sont typiquement filmées. En quoi celui des réalisatrices sur leurs actrices est différent ?
Quand on voit Portier de Nuit de Liliana Cavanni, La Leçon de Piano de Jane Campion ou Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, on n’a clairement pas la même idée de l’érotisme que les hommes. Dans mon livre, j’ai tenu à balayer la différence avec laquelle les réalisatrices abordent ces rôles archétypaux. Dans le radical et hyper-réaliste Jeanne Dielman… de Chantal Ackerman, une ménagère se prostitue l’après-midi, et quand le désir surgit, elle tue ! Mon trésor avec Ronit Elkabetz, dénonce la prostitution. La réalisatrice, Keren Yedaya, livre une œuvre crue et glaçante sur le sujet.
« Certes, le cinéma doit faire rêver, mais dans la vie, on ne rencontre pas que des séductrices. »
Selon Paula Delsol, réalisatrice de La Dérive (1964) « Les femmes se font d’elles-mêmes une idée fausse parce que justement, au cinéma, ce sont des hommes qui les montrent, et (…) mal. » En quoi les réalisatrices changent cette image ?
Les thématiques du cinéma sont à 90 %, masculines. Typiquement, un personnage s’y pose des questions, a des problèmes à résoudre et la femme est son faire-valoir, la mère de ses enfants, qu’il trompe…. On trouve plus de rôles féminins principaux dans les films de réalisatrices. Leurs héroïnes ne sont pas -ou moins- stéréotypées que dans les œuvres de leurs confrères, où elles sont souvent sexualisées à outrance.
Certes, le cinéma doit faire rêver, mais dans la vie, on ne rencontre pas que des séductrices. A partir du moment où les femmes montrent un point de vue légèrement différent, abordent des sujets qui les touchent plus, c’est déjà original. Comme, en 1978, L’Amour Violé de Yannick Bellon: militant contre le viol, le patriarcat et le militarisme. Ce qu’elles apportent ? Leur point de vue sur les femmes et la société.
Vous nous rappelez aussi que des pionnières tombées dans l’oubli ont inspiré des cinéastes masculins passés, eux, à la postérité…
Prenons l’exemple d’Alice Guy, la première réalisatrice française et première patronne de studio américain (la Solax). Elle a mis-en-scène, entre autres, le premier péplum (La Vie de Jésus Christ, en 1906)), créé les effets spéciaux et réalisé le premier film parlant.
Elle a inspiré Méliès et lancé la carrière de Louis Feuillade. Sergeï Eisenstein la citait fréquemment comme une influence. Michel Ocelot (Kirikou) a rendu hommage à l’Allemande Lotte Reininger, et ses Aventures du Prince Ahmed (1926), premier film d’animation européen. Pour ses 400 coups, Truffaut a clairement pensé au Petit Fugitif, la cavale de 24h d’un enfant de 7 ans, coréalisé par Ruth Orkin (1963), Lion d’argent à la Mostra de Venise. Mais les historiens du cinéma ne les mentionnent pas.
« L’histoire est écrite par les vainqueurs et donc par des hommes. Les femmes se sont emparées du cinéma à ses balbutiements, mais dès qu’il a commencé à rapporter de l’argent, les hommes en ont récupéré les rênes… »
Pourquoi ?
L’histoire est écrite par les vainqueurs et donc par des hommes. Les femmes se sont emparées du cinéma à ses balbutiements, mais dès qu’il a commencé à rapporter de l’argent, les hommes en ont récupéré les rênes… Un processus très bien analysé dans le documentaire Et la Femme créa Hollywood de Clara et Julia Kuperberg (2016). Tous les grands mouvements du 7é art sont des Boys’ clubs. La Nouvelle Vague, par exemple. Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1961), en fait partie, même si la cinéaste la plus primée au monde n’a jamais souhaité appartenir à un groupe. En Italie Elvira Notari (E Piccerella, 1922) filmait le peuple des rues de Naples, en lumière naturelle. Elle a jeté les bases du néo-réalisme, alors qu’elle a été contrainte de prendre sa retraite de réalisatrice en 1930, suite aux restrictions imposées par Mussolini.
Vos grands films s’étendent de 1896 à 2019. Comment comprenez-vous qu’aussi peu de femmes aient eu accès à la réalisation, en plus de 120 ans de cinéma ?
Les hommes se recrutent entre eux, par habitude. Les femmes sont jugées dès qu’elles prennent des risques car si elles se plantent, elles sont très vite taxées d’incompétentes. Comme le dit Anne Serner, la directrice du Swedish Film Institute : « Les hommes sont jugés sur leur potentiel, les femmes sur leur expérience. »
Exemple : après le flop de K19, un budget de 100 millions de dollars qui n’en a rapporté que 66 au Box-office, Kathryn Bigelow a mis sept ans à repasser derrière la caméra. Son idée de génie a été de s’associer au journaliste Marc Boal pour co-écrire et réaliser Démineurs. Cela lui a permis de décrocher le premier Oscar de réalisation jamais attribué à une femme, en 2010, soit 81 ans après la création du prix, soit dit en passant !
« Comme on l’a vu, les hommes se recrutent entre eux. Si l’on n’a pas la possibilité d’accéder aux outils pour s’exprimer… Il faut travailler à sa légende, mais, souvent, les réalisatrices se sentent moins légitimes pour se faire connaître. »
Le prix Alice Guy récompense chaque année une femme cinéaste. Quel a été le déclic pour le créer ?
J’avais envie, déjà, de voir les films de la première réalisatrice de l’Histoire sur le grand écran du mythique Max Linder à Paris ! En France, selon le Rapport du CNC de 2017, 80 % des films sortis en salle entre 2011 et 2015 étaient réalisés par des hommes. L’idée était de rappeler que si les réalisatrices sont sous-représentées dans les palmarès, ce n’est pas faute de talent.
Comme on l’a vu, les hommes se recrutent entre eux. Si l’on n’a pas la possibilité d’accéder aux outils pour s’exprimer… Il faut travailler à sa légende, mais, souvent, les réalisatrices se sentent moins légitimes pour se faire connaître. Delphine Seyrig, actrice et réalisatrice (Sois belle et tais-toi ! 1981) féministe a dit « les femmes ont une histoire mais ne le savent pas. ». Il faut le savoir et l’écrire. Les palmarès sont des marqueurs historiques.
En France, deux ans après la disparition d’Agnès Varda, la réalisatrice française la plus célèbre au monde, à quoi ressemble la relève ?
Agnès avait une volonté de fer de réussir, et la maîtrise d’un « faire-savoir » qu’elle était incontournable, aussi essentiel que son savoir-faire. Comme elle, les réalisatrices des années 70, post MLF (Mouvement de la Libération de la femme, ndlr), étaient dans la revendication.
Puis sont venues les actrices passées derrière la caméra (Diane Kurys, Brigitte Rouän, Nicole Garcia, Josiane Balasko…) La « génération FEMIS », Rebecca Zlotowski, Mia Hansen-Love, Céline Sciamma a suivi…Aujourd’hui, notre cinéma est bouleversé par les jeunes réalisatrices de double culture : Houda Benyamina (Divines), Maïmouna Doukouré (Mignonnes)… Elles sont plus ouvertes, elles ont une conception plus large des genres.
Depuis la création, en 2018, du collectif 50/50, où en est-on, en termes de parité ?
C’est un sujet politique que l’on ne peut plus ignorer. Le collectif a réclamé et obtenu la parité à la gouvernance de l’Académie des Cesar, par exemple. Une intelligence collective à saluer : la démarche a été de s’attaquer au système plutôt que nommément aux gens qui font encore partie de l’arrière-garde. Paradoxalement la France détient un record mondial envié.
Depuis les années 80, chaque année, on relève 19 à 25 % de films réalisés par des femmes. Mais c’est un chiffre stagnant, alors qu’en moyenne, 51 % des étudiants de la FEMIS, notre école de cinéma la plus réputée, sont des étudiantes. Il reste encore du chemin à parcourir.
Une exposition photo inspirée du livre de Véronique Le Bris, portraits de réalisatrices et de comédiennes en écho à l’ouvrage : Les Femmes s’emparent du cinéma sur les grilles de l’Hôtel de Ville de Paris, du 11 au 31 mai 2021.
Retrouvez dans toutes les bonnes librairies, le livre de Véronique Le Bris, 100 grands films de réalisatrices, édité chez Gründ et préfacé par Julie Gayet. Au prix de 19€95