La comédienne Suzy Delair nous a quittés le 15 mars 2020, elle avait été entre autres, la muse et la compagne d’Henri Georges Clouzot. Notre journaliste Marc Godin l’avait interviewé en 1993. Extraits.
Propos recueillis par Marc Godin
Suzy Delair est morte le 15 mars 2020, à l’âge canonique de 102 ans. Fille d’un sellier carrossier et d’une couturière, Suzanne Pierrette Delaire (son nom d’état civil) a commencé comme chanteuse et danseuse dans les opérettes et les revues musicales, puis cultivé ses talents d’actrice.
Sa rencontre avec le cinéaste prodige Henri-Georges Clouzot lui apporte la gloire et Clouzot – dont elle a été la compagne pendant une dizaine d’années – l’a fait tourner dans L’Assassin habite au 21 ou Quai des orfèvres, 1947, où elle trouve son plus beau rôle.
J’avais interviewé Suzy Delair au siècle dernier, en février 1993, à l’hôtel Lutetia, à propos d’un livre sur Henri-Georges Clouzot que j’écrivais à l’époque. Elle était acariâtre, soupçonneuse, « emmerdeuse, emmerdante et emmerderesse », pour reprendre la formule de Paul Valéry. Elle avait également une mémoire extraordinaire…
« Il devait écrire le scénario du Révolté et cherchait une « oseille », une petite femme qui parle avec une voix minuscule . »
LA RENCONTRE AVEC HENRI-GEORGES CLOUZOT
« Je chantais dans une revue, l’ABC, avant la Seconde Guerre mondiale, et Henri-Georges Clouzot est venu voir un spectacle avec Mistinguett (une des vedettes de la chanson de l’époque, NDR). Je chantais une chanson qui s’appelait Valencia, un des succès de Mistinguett. Henri-Georges qui sortait du sanatorium a mis une croix sous mon nom. Voila !
Il devait écrire le scénario du Révolté et cherchait une « oseille », une petite femme qui parle avec une voix minuscule. René Dorin l’emmena aux Deux ânes, Henri-Georges demanda à me rencontrer et nous avons parlé dans un bar pendant quatre heures. Il revint me voir tous les jours avec un bouquet de myosotis ou une petite rose, il m’invita à dîner pendant très longtemps, très longtemps, très longtemps et puis un jour, il y eût la vraie rencontre qui a duré douze ans. »
LE DERNIER DES SIX (1941)
« Henri-Georges a mis en scène mon tour de chant au music-hall à l’Européen. Il a choisi la tenue avec le père de Danièle Delorme, le peintre André Girard, et ils décidèrent de m’habiller en jaune pour que cela claque. Pendant la guerre, j’ai chanté aussi dans les cabarets, j’ai joué le rôle la jeune première dans Ta bouche au Palais Royal.
Henri-Georges a été engagé à la Continental Films (société de production française, financée par des capitaux allemands, créée par Joseph Goebbels et dirigée par Alfred Greven, NDR), dans le département des scénarii, il a écrit Le Dernier des six et j’ai été choisie parmi six candidates. J’avais un contrat d’un an, renouvelable.
Nous travaillions avec les gens les plus connus du cinéma français. Il faisait très froid et nous avions une soupe le midi. Il était tout le temps présent sur le tournage. Il était curieux, il voulait apprendre, il était à l’écoute de tout. Le film a été un coup de poing insensé, un triomphe immédiat. J’étais ahurie, mais c’est comme cela !
C’était une période très difficile, mais nous avons beaucoup ri. Nous devions brûler les meubles car nous n’avions pas de bois. J’allais chercher du ravitaillement, des œufs, une volaille, en bicyclette. »
« Henri-Georges était très proche de Pierre Fresnay, il le connaissait intimement, ils étaient amis. »
L’ASSASSIN HABITE AU 21 (1942)
Pour L’Assassin habite au 21, Henri-Georges connaissait déjà admirablement son métier. Il avait été nègre sur plusieurs scénarii, il avait fait du montage, de la photo, il adorait la musique. Il connaissait les mouvements de caméra, tout était préparé d’avance, la colonne de gauche du scénario avec les story-boards… C’était un artiste complet, il avait appris avant, pas comme ceux de maintenant qui apprennent pendant ou après, quand c’est trop tard.
Il travaillait avec Armand Thirard qui était un opérateur extraordinaire. C’était formidable. Cela se passait admirablement avec les acteurs ; il savait en tirer ce qu’il voulait. Il faut dire la vérité : nous n’avions droit qu’à deux prises car il n’y avait pas de pellicule. Il fallait être bon tout de suite. Henri-Georges était très proche de Pierre Fresnay, il le connaissait intimement, ils étaient amis. Je ne souviens pas de problème.
Du moment que nous étions dans le rang, faisions les deux prises et arrivions à l’heure ! Évidemment, il n’y avait pas de chauffage, il fallait prendre le métro à cinq heures et demi du matin pour être maquillée et prêt à neuf heures, à Billancourt. Le tournage a duré entre 16 et 18 jours, cela n’a rien coûté du tout. Le film a été un triomphe, les cinémas, comme les théâtres ou les music-halls, étaient bourrés. Les gens luttaient contre l’occupation en allant aux spectacles. »
« Henri-Georges a eu beaucoup de problèmes après Les Inconnus dans les maison (dont il a écrit le scénario et les dialogues, NDR). Il était sur tout le temps le plateau avec Henri Decoin. On lui a prêté des intentions qui n’avait rien à voir avec les films. On lui reprochait surtout son talent ! Toujours.
Sur Le Corbeau, Henri-Georges pensait qu’il n’y avait pas de rôle pour moi. Je lui ai suggéré Héléna Manson que j’avais vu dans Le Train des suicidés d’Edmond T. Gréville. Il a visionné le film et l’a embauchée. Il était étonné par mon instinct et écoutait mes conseils pour les scénarii ou la place de la caméra. Il s’appropriait les suggestions des autres.
Pendant sa mise à l’index après la guerre, Henri-Georges lisait, écrivait, dessinait, allait à l’opéra avec la partition, jouait au bridge avec les meilleurs. Il jouait comme un professionnel mais ne gagnait pas sa vie de cette façon. C’est moi qui ramenais l’argent à la maison. Il n’est jamais resté inactif.
Il se soignait, il se faisait insuffler de l’air dans les poumons. Il trouvait sa situation injuste mais il savait qu’il s’en sortirait. Beaucoup de ses amis ont retourné leurs vestes. Beaucoup de ceux qui travaillaient à la Continental ont dit qu’ils étaient résistants et étaient sur les chars le jour où les Américains sont arrivés. Ils avaient pourtant mangé à la gamelle allemande, si je peux m’exprimer ainsi. Pierre Fresnay et quelques autres lui sont restés fidèles. »
« En 1946, Jean-Paul Sartre venait travailler à la maison le matin. Il m’apportait des croissants le matin. »
« En 1946, Jean-Paul Sartre venait travailler à la maison le matin. Il m’apportait des croissants le matin. Je lui disais : « Ils sont pas frais, faut changer de boulangerie ! » Ils travaillaient sur le scénario de La Chambre obscure (d’après Vladimir Nabokov, NDR) C’était un créateur, il était obnubilé par sa création. Il allait voir tous les films, les films anciens, toujours, ceux de Stroheim, les films allemands…
Sur Quai des orfèvres, Henri-Georges était très content, comme quelqu’un qui sort de prison. Il y avait un casting formidable, et il prenait l’acteur parfait pour le rôle. Il utilisait ma gouaille, ma façon de parler. Il notait mes expressions les plus imagées, me demandait ce que mon personnage dirait…
Si je n’étais pas tellement à l’aise avec Pierre Fresnay, j’étais complètement décontractée avec Louis Jouvet. Un homme formidable, vraiment. Tous les acteurs ont donné le meilleur d’eux-mêmes. Clouzot m’a giflé et alors ! Il en a giflé d’autres. Et alors ? Il n’obtenait pas le meilleur de ses acteurs qu’en les battants ! Ce qu’il voulait, c’est… ce qu’il voulait. Il était dur, mais je ne m’en plains pas. Il voulait obtenir. Il y a des acteurs qui l’ont traîné dans la boue. Je voudrais bien savoir ce qu’ils ont fait après ? Il avait une manière de travailler qui était sa propre manière.
Être dirigé comme cela, c’est rare. Jean Grémillon avait une autre manière de travailler et c’était l’enfer. Sans gifler, sans rien du tout, mais c’était l’enfer. Sur Pattes blanches, il disait à Paul Bernard « Étrangle-la pour de bon ». Il ne me ménageait pas du tout et j’ai vraiment cru que j’allais mourir et il criait « Encore, encore, encore ». Je n’ai pas pu manger pendant huit jours. »
« Quai des orfèvres a été un succès fabuleux, la chanson « Avec son Tralala », de Francis Lopez, est allée en Chine, au Japon, en Russie. La chanson a été traduite dans toutes les langues. On m’appelait « Delair-Tralala ». Dès que j’arrivais sur scène, on me demandait de la chanter. C’est Clouzot qui m’a obligé à chanter le Tralala dans le film, il savait que cela allait marcher. D’ailleurs, on n’a jamais vu une chanson montée comme celle-ci : au début dans l’antre de l’éditeur, la réplique de chez Scotto, puis l’arrivée sur scène.
Bien avant de le mettre en scène, il aurait voulu que je joue dans Manon. Je devais également tourner dans Nana, La Chambre obscure, un rôle dans La Chatte, peut être le principal.
Nous nous séparons après Quai des orfèvres. C’est moi qui pars ! J’ai vu accidentellement ses films à la télévision. Miquette et sa mère a été une grande erreur, il était très désarçonné à l’époque. Je crois que j’ai eu le meilleur Clouzot. »