See Mag a rencontré le cinéaste culte Volker Schlöndorff pour la sortie (le 5 avril) de The Forest Maker. Figure majeure du nouveau cinéma allemand des années 60 et 70, Palme d’Or et Oscar du meilleur film en langue étrangère pour Le Tambour1979 , auteur d’une superbe première adaptation de La Servante écarlate1990, Volker Schlöndorff se lance aujourd’hui un nouveau défi : la réalisation de son premier long-métrage documentaire. The Forest Maker porte tout autant un regard sur l’agronome Australien Tony Rinaudo que sur le continent africain. Conversation avec un jeune homme de 84 ans, passionné, enthousiaste et humaniste !
Par Grégory Marouzé
Monsieur Schlöndorff, avant de réaliser The Forest Maker quelle était votre connaissance du continent africain en tant qu’homme, cinéaste, et européen ?
(Rires) C’est une sacrée question ! Ma première rencontre avec l’Afrique remonte à l’âge de 19 ans, quand j’ai vu à Paris, au cinéma La Pagode, Les Maîtres fous1955 de Jean Rouch1. J’ai été intrigué. Ensuite, j’ai rencontré Jean Rouch grâce à mon producteur Anatole Dauman, qui était très ami avec lui et produisait ses films. Cela m’a valu beaucoup de déjeuners et de dîners très drôles avec Jean Rouch. L’esprit africain imprégnait cet homme. Mais il a fallu un temps très long avant que je n’aille en Afrique noire.
Je connaissais bien l’Afrique du Nord, mais pas du tout l’Afrique noire. J’y suis allé pour la première fois il y a seulement 15 ou 16 ans, notamment en Ouganda et au Rwanda, quand j’ai accompagné un voyage politique, comme les cinéastes le font parfois. Au Rwanda, j’ai rencontré des jeunes gens enthousiastes qui voulaient créer une école de cinéma alors qu’il n’y avait pas un seul cinéma dans le pays. J’ai promis de les aider, je l’ai fait, et je le fais toujours. Ça fonctionne ! C’est une formation plutôt pratique. La révolution numérique a tout changé ! Grâce à une caméra et un microphone, ils peuvent prendre des images, du son, et faire des films. Cet artisanat du cinéma leur a permis de faire beaucoup de documentaires, un ou deux films de fiction et, finalement, de petites séries télé de 10 minutes qui passent sur internet.
« Dans cette école, il n’y a qu’une directive : faites des films sur vos sujets, dans votre langue, pour votre pays, pour votre public ! Ne pensez même pas au Festival de Cannes, ni aux Oscars. »
Dans cette école, il n’y a qu’une directive : faites des films sur vos sujets, dans votre langue, pour votre pays, pour votre public ! Ne pensez même pas au Festival de Cannes, ni aux Oscars. Faîtes du cinéma de consommation pour les gens sur place. Si vous avez du talent, peut-être irez-vous dans un festival international mais le but, c’est d’abord ça. Durant cette période, je suis allé deux, trois fois par an au Rwanda. J’ai plutôt une connaissance des mentalités et des gens.
Puis, un peu par accident, en faisant la rencontre d’un ami qui faisait la culture du riz dans ce qu’on appelait autrefois la Haute Volta (aujourd’hui le Burkina Faso), j’ai fait un petit film sur ce sujet, pour Arte. Mais je n’avais jamais fait de film en tant que cinéaste. The Forest Maker est né de ma rencontre, plus ou moins par hasard, avec Tony Rinaudo. Il m’a tellement impressionné que je lui ai proposé de de l’aider à propager sa méthode d’agriculture, la régénération naturelle assistée, et de faire quasiment un film de propagande sur lui.
Justement, qu’est-ce qui vous a tant fasciné chez cet agronome australien, au point de lui consacrer un film ? Ce n’est pas rien de réaliser un film …
Oui, oui oui, mais je ne me rendais pas compte. (Rires) Dans un petit restaurant italien à Berlin, j’ai assisté à une présentation de Tony Rinaudo. Il arrivait de Stockholm, où il avait reçu le prix Nobel alternatif pour sa technique de faire croître des forêts sans planter un seul arbre. Après sa présentation, j’étais sous le charme de la simplicité de cet homme, et de sa personnalité. Je lui ai dit “Vous devez avoir des milliers de disciples qui propagent votre méthode, si simple, pour ranimer les souches, pour faire croître les plantes ?” il m’a répondu, souriant à sa manière, “Mais non, la plupart du temps, je suis seul.” J’ai dit en rigolant (rires)
« “Faut que ça change ! Il faut que le monde apprenne cette méthode pour le climat, pour l’agriculture, pour la survie des gens. Voulez-vous que je fasse un film sur vous ?” Il a saisi ma main et m’a répondu “Absolument !” »
“Faut que ça change ! Il faut que le monde apprenne cette méthode pour le climat, pour l’agriculture, pour la survie des gens. Voulez-vous que je fasse un film sur vous ?” Il a saisi ma main et m’a répondu “Absolument !” (rires) .Six semaines plus tard, je l’ai retrouvé à Bamako, au Mali, simplement pour voir ce qu’il faisait sur place.
Pas à Bamako même, mais à la campagne. Je ne me rendais pas du tout compte de ce que cela allait être de s’attaquer à un documentaire. Surtout qu’il y a eu tout de suite des rencontres uniques. Heureusement, j’avais ma petite caméra numérique pour filmer. Puis, j’ai engagé sur place un caméraman et un ingénieur du son, et voilà ! On est parti pour un mois à l’essai, pour ainsi dire. On a fait trois pays avec Tony Rinaudo : le Mali, le Ghana et le Niger, où il avait commencé sa mission il y a 40 ans.
Votre film fait, effectivement, un portrait de Tony Rinaudo, mais tout autant de l’Afrique et des Africains. On découvre des Africaines et des Africains qui agissent, se battent, luttent. Vous allez à l’encontre de l’idée trop répandue chez les Européens, d’une Afrique assistée. On apprend aussi dans votre film que ce continent pourrait nourrir le monde. Démonter les idées reçues, était-ce votre ambition pour The Forest Maker ?
Ce portrait de l’Afrique, qui est apparu dans le film, n’était pas mon idée de départ. Mon point de départ était vraiment Tony Rinaudo et sa méthode. Très vite, j’ai vu que cette méthode intéressait les paysans. J’ai donc fait un film à part, de 40 minutes, dont Tony Rinaudo se sert, et que l’on peut projeter dans les villages, dans les workshops, dans des cours, des formations. J’ai compris la méthode au bout de 15 minutes.
Il ne m’en fallait pas plus pour la raconter. Ce qui m’a frappé, c’est de voir que ces petits paysans (par famille, ils ont moins d’un hectare de terrain) ont réussi à se nourrir jusqu’à présent. Et comment, avec le réchauffement climatique, ils y arrivent de moins en moins, malgré leur enthousiasme et une autre façon de faire l’agriculture. Ce n’est pas Tony qui méritait un portrait, ce sont les paysans et, surtout, les femmes.
« On ne peut pas rouler sur les routes africaines sans voir de femmes qui portent des pots, des enfants… Elles portent toute l’Afrique sur la tête. »
Mais qui suis-je pour faire le portrait d’une paysanne africaine dans le Sahel ? Je me suis donc adressé à des cinéastes que j’ai connus par le travail, dont le formidable Idriss Diabaté, mort il y a 3 semaines2, qui a fait de nombreux documentaires sur la femme en Afrique. Et justement, il y a un de ses films qui s’intitule La femme porte l’Afrique. Ce qui est vrai littéralement ! On ne peut pas rouler sur les routes africaines sans voir de femmes qui portent des pots, des enfants… Elles portent toute l’Afrique sur la tête. Un autre garçon très doué, Alassane Diago, a fait un film sur sa maman et sa sœur qui sont restées au village, avec d’autres femmes. Dans ce village, il n’y a plus que des femmes.
Tous les hommes ont migré, soit dans les métropoles, soit en Europe. C’est un aspect de la migration auquel on ne pense jamais. Les films de ces cinéastes africains, que j’ai pu insérer dans The Forest Maker, mais aussi les discussions, conversations, m’ont beaucoup éclairé. Ce qui revenait toujours, c’est l’absence d’un projet civil sur la notion de citoyen dans les sociétés modernes en Afrique. Si les gens ont une profonde solidarité humaine l’un envers l’autre, en revanche, à l’intérieur d’un État, il ne semble pas y avoir cet esprit de citoyenneté où l’on est responsable pour la collectivité, et pas seulement pour soi.
Le film est positif, optimiste, mais aussi très critique. Vous refusez l’angélisme ! Vous filmez notamment les dégâts causés par l’agriculture intensive, née de la colonisation. Que pouvez-vous dire de ce double regard, à la fois positif et critique ?
Le côté optimiste, je dois dire que c’est un virus que j’ai attrapé de Tony Rinaudo. Je suis, par nature, assez sceptique (rires), pas toujours positif. Mais voir Tony Rinaudo, sa patience, se rendre compte qu’en 40 ans de vie, de travail, il a réussi à faire changer des choses dans les villages, malgré les difficultés qui sont parvenues, cela rend optimiste. C’est presque comme le pari de Pascal !
Évidemment, si on ne fait rien, les choses ne vont pas changer. Si on fait quelque chose, il y a une chance que les choses changent ! Ce côté souriant qui n’est peut-être pas sa nature, il l’a pris des Africains. C’est le côté positif des Africains. Je sais qu’il ne faut pas généraliser, que l’Afrique c’est 55 pays différents, qu’il y a une immense diversité culturelle de l’un à l’autre. Mais il y a quand même dans la zone du Sahel, dans ces 11 ou 12 pays où nous sommes allés, cet esprit positif commun de croire qu’il y a quelque part un être supérieur (quelque-soit la religion), qu’il existe des esprits bienveillants ou malveillants.
« Suivre la nature plutôt que d’imposer sa volonté à la nature. »
Là, d’un coup, j’ai retrouvé Jean Rouch, cette bonne humeur, cette absence d’obstination, et d’entêtement. Suivre la nature plutôt que d’imposer sa volonté à la nature. Ce qui a été le fait des colonisateurs, et de cette agriculture erronée des années 60 de par le monde, que l’on appelait, déjà à l’époque, la révolution verte, avec ces grands champs, où l’on arrachait les arbres pour pouvoir passer avec des bulldozers… cette erreur de prêcher qu’un bon paysan doit avoir un champ libre. Alors que pas du tout !
Le champ en Afrique a besoin de beaucoup d’arbres, d’à peu près 40 arbres par hectare, pour solidifier le terrain contre les tempêtes de sable, contre les pluies occasionnelles qui sont très fortes et qui emportent tout. Tony Rinaudo dit toujours qu’il n’a fait que faire redécouvrir un savoir qui existait autrefois en Afrique, où l’agriculture se pratiquait toujours sous les arbres, entre les arbres, mais jamais à ciel ouvert où il fait 40° au sol.
Je peux continuer longtemps, je suis passionné par le sujet. (rires) Partant des arbres, on est arrivé au conditions d’agriculture, à la structure des villages où les patriarches et les marabouts ont une influence bien plus grande encore que les pouvoirs politiques dans les métropoles. Les hommes politiques ne s’occupent absolument pas de la campagne parce qu’ils se disent que, de toute façon, ces gens-là ne vont pas voter. Alors pourquoi ferait-on quelque chose pour eux ? Ce genre de cynisme ! Ce qu’il faudrait faire pour ces gens, c’est d’abord électrifier les campagnes.
70% des Africains vivent encore sans courant électrique, alors qu’il y a tant de soleil, et même de vent, ce qui permettrait de créer de petites centrales décentralisées, si je puis dire, à travers le pays. C’est lamentable de voir les enfants qui font leurs devoirs le soir, à la lumière d’une lampe à kérosène, parce qu’à partir de 18h, il fait noir. Il y a 12h d’obscurité en Afrique. 12h de jour, 12h00 de nuit. Les 12h de nuit pourraient être réduites par l’électricité. Comment peut-on avoir de l’éducation s’il n’y a pas d’électricité, s’il n’y a pas de lumière, et tous les moyens qui vont avec ? Par village, la seule électricité qu’il y a, c’est un panneau solaire qui permet de recharger les batteries des téléphones. Ce n’est pas avec ça qu’on fait une éducation.
Dans The Forest Maker, on vous découvre à l’image. Vous êtes aussi le narrateur du film et l’on vous voit régulièrement au cadre. Était-ce une façon de vous impliquer davantage ?
Non, en fait, c’était simplement par nécessité d’aller au bout. Je me suis jeté dans ce projet sans avoir de moyens. Simplement avec l’argent disponible que j’avais et une caméra. Aujourd’hui, la meilleure caméra numérique n’est pas plus grande qu’un appareil photo. D’ailleurs, ce sont souvent des appareils photo.
Quand j’avais un cameraman professionnel, il était inévitable que j’entre dans son champ. D’abord, j’ai essayé de l’éviter, mais c’était pratiquement impossible parce que je tenais à faire des gros plans, à m’approcher des gens, donc il fallait que je sois près d’eux et plus j’étais près d’eux, plus j’étais dans le cadre.
« Je m’en fiche de la pureté ou des dogmes du documentaire, car pour moi l’intérêt était de faire un film utile, pas de trouver une nouvelle forme de cinéma documentaire. »
Alors, à un moment, je me suis dit qu’il fallait l’assumer. Parfois, je filmais Tony Rinaudo qui posait des questions, mais à un moment il a été bloqué par la pandémie en Australie. J’ai bien été obligé de poser les questions moi-même et de m’impliquer davantage. Je m’en fiche de la pureté ou des dogmes du documentaire, car pour moi l’intérêt était de faire un film utile, pas de trouver une nouvelle forme de cinéma documentaire.
Une fois que j’étais dedans, il m’était facile d’ajouter un commentaire puisque les spectateurs savent que celui qui parle, c’est le petit bonhomme qu’on voit à l’écran. (rires) Au fond, ma conversation avec les paysans, je la prolonge avec le spectateur. Les idées qui me sont venues, je les ajoute comme ça. Et je me suis souvenu que dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup les films de Chris Marker3 . Lui aussi parlait dans ses films. Dans Lettres de Sibérie1957, avec ses commentaires, même sur des images qui ne disaient pas grand- chose (rires), il arrivait à créer une atmosphère très particulière. Donc, tant qu’à être témoin, je voulais aussi donner un témoignage. Je tenais à convaincre le spectateur.
« Je ne sais pas comment raconter cette histoire sans m’impliquer et cela me paraît plus honnête, tant pis si j’ai l’air ridicule. »
The Forest Maker est-ce aussi un film sur Volker Schlöndorff ?
(rires) En tout cas, pas consciemment. Mon producteur, qui produit beaucoup de films documentaires, un spécialiste pour ainsi dire, m’a dit “mais tu ne peux pas être dans le champ, c’est impossible ! Le ton de ce que tu dis ne doit pas être si personnel ! “ Je lui ai dit “écoute, de toute façon je ne peux pas faire autrement, je ne sais pas comment raconter cette histoire sans m’impliquer et cela me paraît plus honnête, tant pis si j’ai l’air ridicule” Il m’a répondu (rires) “mais quels sont ces chapeaux que tu portes ?” “Ben y a du soleil ! (rires) Je n’ai pas toujours une casquette, je prends ce que je trouve au marché.” Tant pis si ça a l’air un peu loufoque, j’assume. Ça fait partie des circonstances.
« Finalement, ma qualité principale est peut-être ma curiosité. Je n’avais qu’à y aller ! Admettre que je suis ignorant et écoutez quand je peux apprendre. »
Avez vous l’impression que ce film, s’il est possible de répondre, vous a appris quelque chose sur vous-même ?
Vous avez de drôles de questions ! (rires) C’est justement le genre de question que j’évite de me poser. Comment dire ? Il fallait que je sois très normal, pas du tout ce grand cinéaste dont les gens n’ont rien à faire dans les villages. Je devais trouver la bonne manière de communiquer avec eux. Finalement, ma qualité principale est peut-être ma curiosité. Je n’avais qu’à y aller ! Admettre que je suis ignorant et écoutez quand je peux apprendre.
Finalement, que vous a appris The Forest Maker de l’Afrique et des Africains ?
Beaucoup, beaucoup, beaucoup ! Je dois faire trois pas en arrière… Il y a plus de 30 ans, pendant le tournage de Colère en Louisiane1987 , j’ai adopté deux enfants Afro-Américains qui, à l’époque, avaient 8 et 9 ans. Ils ont aujourd’hui plus de 40 ans et sont retournés aux États-Unis, une fois adultes. Ils préféraient les États-Unis à l’Allemagne. J’ai senti que c’est une question de culture, leur culture, différente de la culture européenne. Moins torturée, moins cérébrale, plus directe, plus près de leurs émotions.
Tout au long de ce travail en Afrique, j’ai ressenti intensément que je me trouvais à l’endroit d’où ces enfants venaient. J’ai retrouvé cet esprit, cette chaleur humaine qui est en tout. J’ai aussi ressenti le désespoir, la misère, dans lesquels vivent les Africains, mais qu’ils n’ont pas les moyens d’exprimer et, pas souvent, les moyens de combattre. Un certain fatalisme en ressort, mais un fatalisme presque souriant, si je peux le formuler ainsi.
1– Ethnologue et réalisateur français, mort au Niger en 2004
2– Idriss Diabaté est mort à Paris le 23 février 2023
3– Cinéaste français dont les films les plus connus sont La Jetée1962 (Terry Gilliam en fera un “remake” avec L’Armée des 12 Singes1995), Le Joli Mai1962, Sans Soleil1983, A.K.1985 (sur le tournage de Ran1985, d’Akira Kurosawa), Level Five1996
Synopsis : En 1981, l’Australien Tony Rinaudo, jeune agronome, arrive au Niger pour lutter contre l’extension croissante du désert et la misère de la population. Il remarque alors sous ce sol considéré comme mort, un immense réseau de racines. Un découverte qui sera à l’origine d’une politique de reverdissement sans précédent, redonnant espoir à toute une population.
The Forest Maker de Volker Schlöndorff – Durée : 1h27 – Sortie le 5 avril 2023
Remerciements : Chloé Bauchez, Michel Burstein, Solenn Rousseau.
Le 14 juin 2023, Tamasa Distribution consacre une rétrospective à Volker Schlöndorff avec la sortie en salle des versions restaurées de , Le Coup de grâce1965, Les Désarrois de l’élève Torless1966, Le Tambour1979, Le Faussaire1981 et La Mer à l’aube2011.
Images : © Tamasa Distribution