Suspiria
Par Marc Godin
Dans une école de danse berlinoise, une jeune ballerine découvre un sabbat de sorcières. Entre Shining et Francis Bacon, un cauchemar anxiogène, doublé d’un pur objet de mise en scène. Un des grands chocs de 2018.
Ce n’est pas un film.
Ce n’est sûrement pas un remake.
Suspiria est une drogue, un psychotrope, un venin.
Un truc qui s’insinue dans ta rétine, inonde ton cerveau puis irrigue tes veines, parcourt tes nerfs, empoisonne ton sang.
Luca Guadagnino te propose un trip convulsif au pays de l’angoisse et du Grand Guignol.
Une expérience dans la terreur.
Un voyage hypnotique au pays du sang des femmes, des larmes de sorcières et de tes cauchemars les plus intimes.
Pas un « simple » remake
Pour évacuer une fois définitivement le problème du remake, le film de Guadagnino a autant à voir avec le chef-d’œuvre baroque et barré de Dario Argento que le Don Juan de Jospeh Losey avec celui mis en scène à l’Opéra Bastille par Michael Haneke. Comme un opéra ou une pièce de théâtre, Suspiria s’apparente une « reprise ». Tout est là, la jeune soliste qui débarque en Allemagne, l’école de danse, les sorcières… Tout est là, mais rien n’est pareil.
L’action se déroule à Berlin en 1977, une ville coupée en deux, gelée par la guerre froide. Dans les ruelles obscures, les stigmates de attentats de la bande à Baader. Sur les murs, dans les sous-sols, l’horreur nazie qui suinte. Jeune danseuse américaine, Susie Bannion vient approfondir son art dans la compagnie Helena Markos. Son arrivée coïncide avec la disparition d’une élève de l’académie. Bientôt, l’énigmatique Madame Blanche la prend sous son aile et fait d’elle sa danseuse étoile. Les répétions s’intensifient et Susie commence à faire de terrifiantes découvertes sur la compagnie et les femmes qui la dirigent…
Si le film de Dario Argento était un trip opératique rouge et bleu, ponctué de mises à mort ritualisées, il était construit sur un scénario-prétexte, plus mince que le string de Kim Kardashian. Etrangement, celui de cette nouvelle version semble au premier abord plus profond, plus ancré dans le réel.
La danse au cœur du récit
David Kajganich, auteur besogneux d’Invasion, avec Daniel Craig, ou de A Bigger Splash, remake de La Piscine signé Luca Guadagnino, installe un background historique prégnant (la bande à Baader, le nazisme, les nombreux reportages radio ou télé), met la danse au cœur du récit, travaille la psychologie des personnages, donne une importance démesurée au psychiatre, évoque la culpabilité des survivants de la Seconde Guerre mondiale, jongle avec la temporalité, découpe le film en six actes…
Pourtant, on dirait que Guadagnino lutte contre son scénario. Il filme longuement le vieux psychiatre qui sert de fil rouge à l’histoire, le Berlin d’avant la chute du Mur, ouvre sur l’extérieur avec les personnages des flics et semble jouer la carte du réalisme. Pourtant, tout cela n’est qu’un vernis, un cul de sac dans un labyrinthe d’horreur, une succession de fausses pistes et de vraies surprises. Derrière les murs, le Mal, l’indicible. Une séquence résume parfaitement le travail de contrebandier de Guadagnino qui te balade dans des impasses narratives et dans une temporalité déglinguée pour mieux te plonger dans l’horreur : celle de l’audition de Susie, en montage alterné avec la danse macabre d’une autre ballerine qui cherche à fuir l’école.
Une chorégraphie de rêve !
Tandis que Susie donne tout pour séduire madame Blanche, dans les sous-sols, une autre danseuse, comme possédée, voit son corps se déformer et ses os briser, dans un lien surnaturel qui semble l’unir à Susie. Lors d’un montage alterné, Susie balance son bras, son corps vibre et ondule, et la seconde danseuse fait de même contre son gré, et voit son humérus perforer sa peau, ses vertèbres se vriller, comme son bassin.
Une chorégraphie de rêve en correspondance avec une danse de mort.
La séquence dure, s’éternise, on a en parallèle la grâce, la beauté, en écho avec l’horreur absolue, un corps supplicié, brisé, une poupée de chair ouverte, comme dans une peinture hardcore de Francis Bacon. La séquence est tétanisante, insoutenable, barbare et sublime. Un des moments d’anthologie de l’année.
Inspiré de Nicolas Winding Refn
Ce qui est le plus stupéfiant dans Suspiria, c’est la mise en scène. Réalisateur de films terriblement académiques (je pense notamment au médiocrissime A Bigger Splash), Luca Guadagnino passe la cinquième. Suspiria est une merveille, un rêve de formaliste, un chef-d’œuvre de mise en scène. Ici, pas de jump scares foireux à la Jason Blum. L’inspiration est plus à chercher du côté de Nicolas Winding Refn, je pense à Neon Demon, mais aussi Mother ! ou des films de Gaspar Noé.
Du cinéma excessif, libre, hanté. Guadagnino veut te plonger dans les ténèbres, te faire frissonner comme dans un cauchemar quand tu cherches à t’échapper mais que tu ne peux plus avancer, comme si tes pieds étaient rivés au sol.
Il compose donc un thriller hypnotique, avec la lumière blafarde à la Fassbinder du Thaïlandais Sayombhu Mukdeeprom, chef op’ d’Oncle Boonmee, la musique mélancolique de Thom Yorke, le chanteur de Radiohead, et les chorégraphies du Belge Damien Jalet.
Guadagnino sculpte les ténèbres
Son film s’apparente à un sabbat, une messe noire, une transe. Les plans sont réglés au cordeau, les mouvements de caméra d’une beauté élégiaque, Guadagnino gagne sur tous les plans, qu’il filme une scène gore, une scène de danse, ou qu’il joue avec le hors champ ou l’ellipse. Comme si Kubrick avait copulé (sauvagement) avec Francis Bacon sur des lames de rasoir.
Pendant deux heures, Guadagnino sculpte les ténèbres, fait monter la tension, l’angoisse, crucifie le spectateur à son siège, puis, lors de la dernière demi-heure, c’est la catharsis. Avec un carnage insensé, une symphonie de rouge, un rituel païen, une épiphanie du troisième type. Il fait pisser le sang comme Kubrick dans la scène de l’ascenseur de Shining, éjacule de l’hémoglobine tel un Jackson Pollock souillant ses toiles. C’est beau, c’est dingue, le ballet des sorcières vire à la partouze en enfer.
Suspiria est donc à la fois un tour de manège et un tour de force. Certains critiquent vont bien sûr hurler à la trahison du film d’Argento, parler de film arty kitsch et prétentieux. Radical, clivant, Suspiria ne peut que susciter la controverse.
Vénéneuse Tilda Swinton
Quant à moi, j’ai été pris au piège d’une toile d’araignée sublime, d’un rêve hypnotique qui te dévore les tripes et ne te lâche plus, avec une succession de visions grotesques, atroces, inoubliables. Je m’aperçois que je n’ai même pas encore parlé de Tilda Swinton. Elle est bien sûr impériale et vénéneuse dans le rôle de la chorégraphe inspirée de Pina Bausch.
Et attention, GROS SPOIL, elle a révélé au New York Times qu’elle interprétait également le docteur Josef Klemperer, le vénérable psy de 82 ans. Elle est complètement méconnaissable sous son maquillage et l’idée de lui avoir offert ce rôle où personne ne peut la reconnaître est simplement vertigineuse. Derrière le masque, encore un masque…
Suspiria est le choc de 2018. Guadagnino te propulse dans un ailleurs rongé par l’inquiétante étrangeté, un aller-simple vers les ténèbres et la folie.
Impossible de passer à côté d’un truc pareil…
Sortie : 14 novembre 2018 – Durée : 2h32 – Réal. : Luca Guadagnino – Avec : Dakota Johnson, Tilda Swinton, Mia Goth… – Genre : horreur – Nationalité : américaine, italienne
Pas un « simple » remake Pour évacuer une fois définitivement le problème du remake, le film de Guadagnino a autant à voir avec le chef-d’œuvre baroque et barré de Dario Argento que le Don Juan de Jospeh Losey avec celui mis en scène à l’Opéra Bastille par Michael Haneke. Comme un opéra ou une pièce de […]