Sorry we missed you
Par Marc Godin
Pour changer de vie, un prolo devient chauffeur-livreur. Le bagne version Amazon, l’esclavage 2.0 par un jeune rebelle de 83 ans, Ken Loach, qui signe un de ses meilleurs films.
Cinéaste britannique, Ken Loach a 83 ans, une quarantaine de films au compteur (docs inclus), 14 sélections à Cannes et deux Palmes d’or. Loin des effets de mode, Loach creuse un seul et même sillon : le sien.
En effet, depuis les années 60, cet éternel révolté filme les damnés de la terre, le lumpenprolétariat, les exclus. De la vie et du cinéma, car le 7e art n’aime guère les pauvres… Si certains de ses films s’apparentent à des tracts et si d’autres sont formellement moins réussis, Ken Loach est toujours fondamentalement honnête. Il privilégie l’authenticité, délaisse le misérabilisme et nous ouvre à chaque fois le regard.
Chômage, grèves, précarité, insécurité, atomisation de la vie ouvrière, ordre néo-libéral, Loach parle vrai, parle fort, et laisse toujours leur chance à ses personnages, même les patrons.
Comme à l’époque où il tournait des docs pour la télévision, Loach écrit souvent ses scénarios en collaboration (ici avec son scénariste depuis 20 ans, Paul Laverty) et il les nourrit d’une vraie connaissance du terrain avec enquête préalable, rencontres avec les personnes qui serviront de modèles à ses personnages. Ainsi, pour leur dernier film en commun, Laverty a rencontré des livreurs sur des parkings, partout en Angleterre, et ce pendant plus d’un an.
Drame antique et uberisation de la société
Dans Sorry we missed you, tout commence à Newcastle avec un « héros du quotidien », Rick qui pour changer de vie et acheter un petit pavillon, se lance comme chauffeur-livreur d’une plateforme de vente en ligne. Transformé en « auto-entrepreneur », corvéable à merci, il doit acheter une camionnette, et se retrouve pris au piège : cadences infernales, pénalités quand il ne peut plus travailler, tous les frais à sa charge (accident, vol de colis, casse), travail six jours sur sept. Le bagne version Amazon, l’asservissement digital…
Avec pour conséquence l’aliénation, la mise en danger de Rick et bien sûr l’explosion de la cellule familiale. C’est poignant, c’est fort, et le film se déroule quasiment comme un drame antique, sur fond d’uberisation de la société. Ici, pas d’envolées lyriques ou démonstratives, juste un homme, comme chez Vittorio De Sica ou les frères Dardenne, qui refuse de mettre un genou à terre sans se battre une dernière fois contre le système.
C’est poignant, imparable, sublime.
Et aussi très mystérieux. Car au cœur du système Loach, il y a les acteurs et le cinéaste emploie le plus souvent des non-professionnels. Comment Ken Loach obtient-il une telle justesse d’interprétation, des performances d’une telle force ?
Ici, Kris Hitchen est simplement fabuleux en esclave 2.0., victime sacrifiée sur l’autel du libéralisme Ce n’est pas la moindre des qualités de ce chemin de croix qui nous arrache des larmes d’effroi, puis de colère.
Hautement recommandé.
Sortie : 23 octobre 2019 – Durée : 1h40 – Réal. : Ken Loach – Avec : Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone… – Genre : drame – Nationalité : britannique – française – belge
Comme à l’époque où il tournait des docs pour la télévision, Loach écrit souvent ses scénarios en collaboration (ici avec son scénariste depuis 20 ans, Paul Laverty) et il les nourrit d’une vraie connaissance du terrain avec enquête préalable, rencontres avec les personnes qui serviront de modèles à ses personnages. Ainsi, pour leur dernier film […]