La Région sauvage
Par Marc Godin
Marivaudage du 3e type entre un monstre tentaculaire venu de l’espace et une poignée de Mexicains en quête de plaisirs interdits. Signé Amat Escalante, un chef-d’œuvre barbare et sublime sur la nature dévorante du désir. Et bien plus encore…
Il en est des films comme des rêves. Ou des cauchemars. Certains vous troublent, vous agrippent, vous transforment. Avec son cinéma stratosphérique, hypnotique, le Mexicain Amat Escalante se branche directement sur votre inconscient.
Il n’y a pas de psychologie, pas de musique, peu de dialogue, pas d’acteurs professionnels. Juste la beauté, l’émotion 24 fois par seconde, mais aussi des éjaculations de violence graphique ou de torture qui ont traumatisé les critiques dans les plus grands festivals mondiaux.
Pour transformer ses films en expériences sensorielles, de purs moments de sidération, Escalante s’inspire à la fois de Michael Haneke et de Robert Bresson pour le sens du cadre, la précision glacée de la mise en scène, et de Luis Buñuel pour un certain aspect surréaliste. Mais le sale gosse du ciné mexicain a été marqué au fer rouge dans son enfance par Orange mécanique, biberonné au cinéma de genre (Paul Verhoeven, Ridley Scott, David Cronenberg…) et il ponctue ses films de visions gore, impures, insoutenables. Drôle de mélange…
Sur le plan de la thématique, Amat Escalante explore depuis Sangre (2005) la violence des rapports sociaux, le délabrement moral, l’explosion de la cellule familiale, la faillite du Mexique. Son cinéma est éminemment politique. Dans Los Bastardos (2008), deux travailleurs mexicains clandestins à Los Angeles séquestrent une jeune femme avant de lui exploser la tronche au shotgun. Dans Heli (2013), une famille de prolos va être détruite par les cartels et des flics mafieux. Avec son nouveau bébé, le somptueux La Région sauvage,
Escalante fait explicitement dans le cinéma de genre : le fantastique (ou la SF), mais à sa manière… Il était une fois, donc, une créature extraterrestre, avec plein de tentacules phalliques, tapie dans une cabane au fond des bois. Elle est cajolée, par un couple de vieux babas, mi-scientifiques mi-gourous. La bébête dispense le plaisir absolu, mais parfois aussi la mort. Une série de personnages, proies frissonnantes mais consentantes, se pressent pour découvrir l’orgasme total. Ils sont pénétrés par tous les orifices, lors de séances aussi addictives que dangereuses. Parmi les adeptes du sexe tentaculaire digne d’un gang bang de chez Jacquie et Michel, une jeune mère de famille trompée par son mari, un homosexuel…
Jesús Meza © Mantarraya Producciones
Une violente critique sociale
Une partie de la beauté de La Région sauvage réside dans son mystère. Amat Escalante a révélé que son film lui avait été inspiré par deux faits divers sordides : le meurtre crapuleux d’un homosexuel, qualifié de « tarlouze » par un journal local, et le viol d’une jeune femme.
Comme il n’arrivait pas s’expliquer l’abjection, l’horreur, le degré de violence de ces faits divers mais aussi la haine obscène des journaux mexicains, il a imaginé avec son coscénariste une créature qui viendrait d’ailleurs, qui ne serait pas de notre monde. Alors, bien sûr, La Région sauvage, est une parabole sur la nature dévorante du désir, la violence des pulsions, sur l’animalité, l’apprentissage de la liberté. Mais le film, qui se refuse à l’analyse, est tellement plus riche que cela…
Dans cette virulente critique sociale, Escalante dénonce également l’homophobie du Mexique, son puritanisme, le culte du patriarcat. Mais pas de théorie chez Escalante, tout est là, dans la marge, mais rien n’est surligné, tout est à ressentir. Le hors champ dévore la pellicule et se nourrit de nos frayeurs, de nos fantasmes, de nos rêves. A l’arrivée, le film fonctionne comme un trip, une hallucination, un cauchemar sexe et primitif qui évoque les souvenirs carmins d’œuvres comme Antichrist, Possession de Zulawski, à qui le film est dédié, ou Under the skin.
Simone Bucio © Manuel Claro
Un voyage effrayant et libérateur
Sur le plan formel, La Région sauvage est une merveille. Les cadrages, la composition des plans, les mouvements d’appareil, le ciel, les regards des personnages, tout est d’une beauté à couper le souffle. Cette fois, pas de têtes qui explosent, pas de sexes brulés, pas de corps suppliciés en plan séquence. Pas de climax spectaculaire non plus, juste quelques petites taches sur un chemisier…
C’est contemplatif, sublime et Escalante prouve une nouvelle fois qu’il est – avec ses compatriotes Carlos Reygadas, Alejandro González Iñárritu ou Alfonso Cuarón – un immense formaliste. Déjà récompensé du prix de la Mise en scène à Cannes pour Heli, il a reçu pour celui-ci le prix de la Mise en scène à Venise.
Alors je sais, il y a des poids lourds cette semaine dans les salles, notamment Dunkerque ou Baby Driver. Mais la plus belle proposition de cinéma que l’on puisse vous faire, le trip sidéral le plus sidérant, c’est Amat Escalante qui vous l’offre. Le Mexicain allumé vous propose un voyage effrayant et libérateur aux pays du sexe et des cauchemars : venez, pénétrez dans sa cabane au fond des bois, venez découvrir la bête…
Date de sortie : 19 juillet 2017 – Durée : 1h38 – Réal. : Amat Escalante – Avec : Ruth Amos, Jésus Meza, Simone Bucio… – Genre : drame, horreur, science-fiction – Nationalité : Mexicaine, Danoise, Française, Allemande, Norvégienne, Suisse
Sur le plan de la thématique, Amat Escalante explore depuis Sangre (2005) la violence des rapports sociaux, le délabrement moral, l’explosion de la cellule familiale, la faillite du Mexique. Son cinéma est éminemment politique. Dans Los Bastardos (2008), deux travailleurs mexicains clandestins à Los Angeles séquestrent une jeune femme avant de lui exploser la tronche […]