The Master
Par Fabien Baumann
En 1950, un ancien combattant américain fragilisé par la guerre s’attache à un curieux gourou, bon vivant et mondain. Mais gare : comme d’habitude, Paul Thomas Anderson ne nous emmène pas où on l’attend.
The Master n’est pas le pamphlet contre l’église de scientologie qu’avait annoncé la presse américaine. The Master ne dénonce même pas forcément les sectes. Mais The Master perturbe.
Car la perturbation forme l’essence même du cinéma de Paul Thomas Anderson. Pour preuve, les dix minutes inaugurales. Comme dans There Will Be Blood, nous y suivons un homme en rage. Non pas de survivre, mais… de jouir. Sur le pont d’un bâtiment de l’US Navy, quand le visage casqué de Freddie apparaît, ne retentissent pas des cuivres va-t-en-guerre, mais des violons torturés. Sur une plage du Pacifique, après la victoire, Freddie, au lieu de célébrer, pénètre le ventre d’une femme de sable. Face aux vagues, il se masturbe. Face à un psychiatre qui lui tend les planches d’un test psychologique, il ne voit que « chattes » et « bites ».
Magistral, ce prologue tendu d’un bout à l’autre par l’étonnant cliquetis musical orchestré par Jonny Greenwood (le guitariste de Radiohead) nous dit le trouble de Freddie sans une seule explication, sans presque le moindre mot, par la seule expressivité de la mise en scène et d’un acteur, Joaquin Phoenix, hagard, voûté, repoussant, mais d’une vulnérabilité fascinante.
Cette pulsion sexuelle doublée d’impuissance donne, selon nous, la clé du film. Freddie l’obsédé ne fait jamais l’amour. Les seuls… fluides qu’il produit, ce sont les mystérieux cocktails jaunâtres dont il régale ses potes marins, une vendeuse draguée en passant, ou ce curieux médecin qu’il rencontre un lendemain d’ivresse dans la cabine d’un bateau de croisière. L’échange liquide canalisera le lien qui se noue alors entre le marginal et ce gourou débonnaire (Philip Seymour Hoffman), moitié illuminé, moitié manipulateur, farfelu au pire roublard, qui profite des biens des riches en leur vendant de l’exotisme mental.
Bu par son maître, écouté par son maître, Freddie peut prendre place au centre du petit cirque mondain dirigé par le leader de la secte. Pas pour se libérer de ses frustrations mais pour les surjouer dans l’adoration, la violence ou cette mise en scène grotesque censée le priver de ses sens jusqu’au toucher…
philip seymour hoffman © METROPOLITAN STUDIO CANAL MARS DISTRIBUTION
Les affranchis
Les films de Paul Thomas Anderson racontent tous des affranchissements : de la pudeur (Boogie Nights), de la famille (Magnolia), de toute forme de morale (There Will Be Blood). Dans ce dernier, Planview l’athée (Daniel Day Lewis), quand il a rejeté son fils et tué le prêcheur de Dieu, n’a plus qu’à mourir, en gloire et solitude. Freddie, lui, libéré de l’emprise de son maître, lancera cette joyeuse incantation : « Remets-la dedans, elle a glissé ! » Morale : contre les faux prophètes, pensons d’abord à faire l’amour…
Le cheminement étrange du film peut laisser circonspect. Mais le cinéma de P.T. Anderson a ceci de fort qu’il reste ouvert à toutes les interprétations, comme celui de Kubrick autrefois. Entre The Master et Orange mécanique, il y a d’ailleurs plus d’un pont.
Date de sortie : 9 janvier 2013 – Durée : 2h17 – Réal. : Paul Thomas Anderson – Avec : Joaquin Phoenix, Philip Seymour Hoffman, Amy Adams… – Genre : drame – Nationalité : Américaine
Magistral, ce prologue tendu d’un bout à l’autre par l’étonnant cliquetis musical orchestré par Jonny Greenwood (le guitariste de Radiohead) nous dit le trouble de Freddie sans une seule explication, sans presque le moindre mot, par la seule expressivité de la mise en scène et d’un acteur, Joaquin Phoenix, hagard, voûté, repoussant, mais d’une vulnérabilité […]