Into The Abyss
Par Denis Brusseaux
Dans les années soixante-dix, les films de Werner Herzog ont traumatisé toute une génération de cinéastes, en abordant la narration avec les outils formels du reportage. Depuis la mort de son acteur fétiche Klaus Kinski, le réalisateur s’est de plus en plus débarrassé de l’alibi fictionnel. Cela a commencé par le témoignage puissant de sa relation avec le comédien fou (Ennemis intimes), puis les pépites se sont succédé (Grizzly Man, La Grotte des rêves perdus), faisant sur le tard de Werner Herzog l’un des meilleurs documentaristes du grand écran. Il confirme l’importance de cet autre versant de sa carrière avec Into The Abyss, rien de moins que sa réponse à De sang froid, de Truman Capote, le classique absolu du roman-vérité.
Le cinéaste se penche ici sur un fait divers crapuleux, étrangement similaire à celui qui avait inspiré l’écrivain américain en son temps : Michael Perry et Jason Burkett, deux jeunes blancs pauvres, drogués et paumés de la ville de Conroe, au Texas, ont commis un triple homicide pour s’emparer d’une voiture de sport. Le premier a écopé de la peine de mort, le second a pris perpète. Pour rendre compte, à sa façon, de ce drame et de ses conséquences, Herzog opte pour une narration très distanciée, à la limite de la flânerie. Il accumule les digressions, empruntant des chemins de traverse, suspendant ce qui semble son sujet (la peine de mort) en s’attardant sur la vie a priori insignifiante de personnages en relation très lointaine avec l’histoire.
On pense ainsi à la sœur de l’une des victimes, à laquelle Herzog donne tout le temps nécessaire pour se livrer, jusqu’au moment où elle évoque l’incroyable litanie des morts violentes qui ont endeuillé sa famille. Son air détaché confère à la scène une étrange ironie, presqu’un humour noir que ne renieraient pas les frères Coen. Idem pour l’ancien gardien en charge des exécutions, qui a connu une expérience quasi mystique avant de démissionner. Ou encore le père de Jason Burkett, vieux taulard en pleine crise de conscience qui semble tout droit sorti d’un roman d’Edward Bunker. Au fil des rencontres, Herzog opère ainsi d’étonnants coup de zoom sur autant d’histoires pouvant, chacune, fournir un sujet de film.
Mais au lieu de se disperser, Into The Abyss y gagne l’ampleur d’un tableau humaniste qui embrasserait d’un coup d’œil toutes les complexités du monde. Ni réquisitoire, ni film-enquête, plutôt une méditation, l’œuvre se retranche derrière la mise en scène dépouillée et les interrogatoires sans détour de Werner Herzog pour produire une étrange fascination, lancinante et persistante. Un grand film sinueux.
Sortie : 24 octobre 2012 – Durée : 1h45 – Réal. : Werner Herzog – Genre : documentaire – Nationalité : canadienne, allemande
On pense ainsi à la sœur de l’une des victimes, à laquelle Herzog donne tout le temps nécessaire pour se livrer, jusqu’au moment où elle évoque l’incroyable litanie des morts violentes qui ont endeuillé sa famille. Son air détaché confère à la scène une étrange ironie, presqu’un humour noir que ne renieraient pas les frères […]