Par Marc Godin

Vieillissant, malade et dépressif, un cinéaste tente de refaire surface. Le film le plus proustien et autobiographique de Pedro Almódovar. Une œuvre sobre, intime mais comme anesthésiée et dénuée d’émotion.

Depuis plusieurs semaines, la rumeur se fait de plus en plus insistante : Pedro Almódovar aurait réalisé un chef-d’œuvre, son chef-d’œuvre, la Palme d’or ne pourrait lui échapper cette année.

Après la projection à Cannes, les critiques l’ont porté au pinacle en 280 caractères, avoué qu’ils avaient terminé la projection en larmes, le cœur en cendre.

Et Almódovar, 70 ans aux fraises, serait déjà archi-favori pour la récompense suprême. Tu as donc intérêt à aimer ce truc (autobiographie, autofiction ?) que l’on compare déjà aux meilleurs Federico Fellini (8 ½), Ingmar Bergman (Fanny et Alexandre), Woody Allen (Stardust Memories) ou Jasujirō Ozu (Voyage à Tokyo). Du chef-d’œuvre plaqué or…

Plus de mots, que des maux

Salvador est cinéaste. Il est supérieurement incarné par Antonio Banderas, mais a les cheveux en pétard d’Almódovar, ses fringues bigarrées, habite un appartement-musée identique à Madrid. Mais il est au fond de la piscine, sous l’eau, muré dans une dépression carabinée. Catatonique.

Il se remet (mal) de la mort de sa mère et d’une opération chirurgicale. Il souffre. Constamment. Mal de tête, mal de dos, asthme, sciatique, reflux, tendinite… Enfermé à triple tour dans la maladie. Il n’a plus d’inspiration, plus de mots, que des maux. Il ne peut plus créer, plus travailler, et probablement plus bander.

Ses seuls moments de bonheur, les souvenirs de son enfance misérable, avec une mère lumineuse (Penélope Cruz, belle comme une madone). Pour la présentation de la version restaurée d’un de ses premiers films, Sabor (« Saveur », ce qui est ironique pour quelqu’un qui a perdu le goût de toutes choses), Salvador renoue avec Alberto, comédien junkie qui va l’initier à l’héroïne. La drogue et les médicaments vont-ils le soulager, un ancien amant va-t-il l’aider à remonter à la surface, pourra-t-il remettre les pieds sur un plateau et faire ce pourquoi il est né : des films ?

Almódovar tombe le masque

Le scénario-confession de Douleur et gloire (quel titre, entre Graham Greene et une télénovella) est un pur joyau. Septuagénaire, Almódovar tombe enfin le masque. Finis la flamboyance, les travestis, les mères-courages, la fête, l’hystérie, pas d’ironie ni de second degré, il se livre ici comme jamais.

C’est l’heure du bilan dans ce film proustien. Les souvenirs (sa mère, son éveil à l’homosexualité, l’odeur de la pisse et du jasmin devant la salle de cinéma) s’entremêlent dans un quotidien mortifère qui conduit droit au néant. C’est supérieurement ciselé, on passe du passé au présent, sans oublier le fantasme, on glisser dans les souvenirs, on surfe sur les époques, on slalome de la salle d’opération à la découverte épiphanique du corps nu d’un éphèbe analphabète, d’une rétrospective à la Cinémathèque à une explication définitive avec sa mère.
Alors, chef-d’œuvre ?
Non.

Almodóvar et le cinéma Desigual

Je dois avouer que Pedro Almódovar me gonfle depuis plus de 20 ans. C’est à se demander si c’est le même cinéaste qui filmait comme on lance un cocktail Molotov, signait ces brûlots bourrés de sueur, de sperme et de sang dans les années 80, puis ces gros mélos outranciers, ripolinés, sorte d’hommages dégoulinants à Douglas Sirk, avec plein de bons sentiments, de belles couleurs et d’actrices qui cabotinent pour un prix d’interprétation dans un festival prestigieux.

Du cinéma Desigual. Almodóvar a perdu ses crocs, ses griffes, ses couilles et s’est laissé pousser le bide. Plus grave, Almodóvar, qui a fait de l’émotion son fond de commerce, évacue les sentiments. Depuis une éternité, son cinéma est blindé, claquemuré dans sa virtuosité, ses références. C’est de l’exercice de style formellement assez fort, mais tout est artificiel, sans chair, figé.

Au fil des années, Almodóvar s’est métamorphosé en entomologiste. Ici, il tombe enfin l’armure, délaisse l’hystérie, ses tics et ses trucs, le décorum post Movida et se concentre sur l’essentiel avec une belle économie.

Pourtant, Douleur et gloire n’est parvenu à me toucher que lors de trop brefs instants, notamment pendant une ultime conversation-règlement de compte entre le cinéaste et sa mère (remember Parle avec elle), où Antonio Banderas est submergé par le chagrin de ne pas avoir été le fils dont sa mère avait rêvé, dont elle aurait été fier. Les mots ont le tranchant de l’acier, mais la mise en scène est épurée comme chez Ozu et la séquence s’impose déjà comme une des plus puissantes de sa filmographie.

Pour le reste, Almodóvar déroule sa mélancolie pudique, ses atermoiements, sa virtuosité, des scènes préfabriquées (Penélope qui lave son linge au soleil, en chantant près de la rivière, dans une Espagne idyllique, des plans que l’on dirait sortis d’une pub 70’s pour une lessive), mais j’avoue que je suis resté le plus souvent sur le bord de la route…

Comme si Almodóvar était le miroir de son personnage : imperméable à la vie, muré dans certitudes et son génie, incapable d’ouvrir vraiment son cœur et de partager ses émotions.

Parle avec nous !

Sortie : 17 mai 2019 – Durée : 1h52 – Réal. : Pedro Almodovar – Avec : Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Leonardo Sbaraglia… – Genre : drame – Nationalité : espagnole

Et SEE tu partageais cet article ?

Plus de mots, que des maux Salvador est cinéaste. Il est supérieurement incarné par Antonio Banderas, mais a les cheveux en pétard d’Almódovar, ses fringues bigarrées, habite un appartement-musée identique à Madrid. Mais il est au fond de la piscine, sous l’eau, muré dans une dépression carabinée. Catatonique. Il se remet (mal) de la mort […]