George Lucas, le dernier des Jedi

Depuis qu’il a vendu sa firme et ses licences à Disney, George Lucas n’a pas fait grand chose. On aurait pensé qu’il se lancerait dans le cinéma amateur en DV, et il a plutôt joué au retraité milliardaire. Mais qui est vraiment le dernier des Jedi du cinéma ?  Pour comprendre, un retour en arrière s’impose. Rewind.

Par Denis Brusseaux

Un soir de l’année 1968, au Royce Hall de Los Angeles, le jeune Steven Spielberg assista à la projection de courts-métrages d’étudiants de l’USC (University of Southern California) et d’UCLA (University of California, Los Angeles). Là, au milieu d’une sélection d’œuvres tout à fait honorables, il vit briller un joyau hors norme, si maîtrisé qu’il crut à l’imposture d’un maître d’Hollywood ayant perfidement glissé son travail parmi celui d’apprentis cinéastes. Ce chef-d’œuvre portait un titre, Electronic Labyrinth TXH 1138 4EB, et une signature, celle de George Lucas, diplômé d’USC deux ans auparavant. En un quart d’heure de séquences sans dialogue mais à la bande-son saturée, le jeune prodige parvenait à donner corps à un univers concentrationnaire futuriste, tout en captivant le spectateur avec le récit du héros, THX, dont la fuite – observée de manière clinique – était rythmée par une science accomplie du montage. Pour Spielberg, qui entendait parler de Lucas pour la première fois, ce fut une révélation, la naissance d’un talent exceptionnel qui suscita aussitôt en lui une folle jalousie. Il eut alors l’impression que tout ce qu’il avait pu faire jusque-là (les courts Firelight, Slipstream et Amblin’) était sans intérêt. Les deux hommes firent connaissance, mais ne travaillèrent ensemble que bien des années plus tard…

24 ans et déjà 7 courts-métrages

Brillants, les courts-métrages de George Lucas le sont indubitablement, et notamment par leur capacité à saisir l’essentiel de l’action de loin, presque à la volée, tout en donnant l’impression de se concentrer sur des détails insignifiants. Cette technique narrative, qui prend le contre-pied des conventions et diffuse une sensation de détachement, se retrouve notamment dans 1:42:08 to qualify (le tour de piste, en plein désert, d’un pilote d’essai) et 6-18-67, faux reportage sur le tournage d’un western, et vrai regard contemplatif porté sur la nature qui environne le plateau. À seulement 24 ans, avec un total de sept courts-métrages à son actif, George Lucas affiche déjà un talent original, qui puise son inspiration dans certains films expérimentaux très prisés des écoles de cinéma. Loin de n’être qu’une carte de visite pour accéder à Hollywood, le cinéma d’art et d’essai passionne véritablement Lucas, toujours avide de découvrir de nouvelles techniques. Il est aussi, pour ce jeune homme timide et introverti, la garantie de pouvoir créer seul, sans avoir à rendre de compte, ni à gérer une équipe. En bref, Lucas semble appelé à rester un créateur isolé et marginal, à l’instar des Norman McLaren, Slavko Vorkapich, Jordan Belson, Stan Brakhage ou Arthur Lipsett (voir les bonus en fin d’), qu’il admire tant. Mais le destin, et sa rencontre avec Coppola, vont en décider autrement.

En 1971, sur le tournage de THX 1138.

Ayant été sélectionné par l’USC pour bénéficier d’un stage de six mois aux studios Warner (nous sommes toujours en 1968), Lucas opte d’abord pour le département animation, mais celui-ci est quasiment fermé. Il doit se rabattre sur le seul tournage en cours, celui de La Vallée du bonheur, premier film d’un réalisateur diplômé d’UCLA, un certain Francis Ford Coppola. Ce dernier, plus vieux que Lucas et surtout beaucoup plus extraverti, se prend vite d’affection pour son stagiaire, qui porte la barbe comme lui. Au terme du tournage de cette très grosse machine, Coppola confie à son nouvel ami que les superproductions ne lui conviennent pas, qu’il souhaite réaliser de petits films indépendants en marge du système, avec cette liberté propre aux films d’étudiants. Fidèle à cette nouvelle orientation,  il obtient 75 000 dollars de Warner pour réaliser Les Gens de la pluie, un road movie, adapté d’une nouvelle qu’il a écrite. Il fait aussi embaucher Lucas comme troisième assistant réalisateur, tout en l’exhortant à se lancer dans la rédaction du long-métrage tiré d’Electronic Labyrinth. Bien que très mal à l’aise dans le domaine de l’écriture, Lucas accepte, et trouve même le temps de réaliser son huitième film, Filmmaker, un documentaire en treize parties consacré au tournage des Gens de la pluie. À peine les prises de vue sont-elles terminées que Coppola cherche un moyen d’assurer la postproduction des Gens de la pluie dans un cadre autonome, loin de Warner. La solution, il la découvre en visitant les locaux de Korty Films, à Stinson Beach au nord de San Francisco, structure autonome où le réalisateur indépendant John Korty, disposant de son studio et de tout l’équipement nécessaire, maîtrise l’intégralité des étapes de production de ses films. Dans la foulée, Coppola visite aussi le studio de Laterna Films au Danemark, qui fonctionne sur le même principe d’autosuffisance. C’est une révélation. À son retour, il achète un ancien entrepôt à San Francisco, au 827 Folsom Street, où il stocke du matériel de montage et de  mixage. Il nomme la nouvelle société American Zoetrope (du nom d’un jouet inventé en 1833 et qui donne l’illusion du mouvement) et désigne George Lucas comme vice-président.

En 1971, la projection-test de THX 1138, le premier long métrage de Lucas, est catastrophique.

Avec American Zoetrope, Coppola et Lucas rêvent de produire en indépendants des films ambitieux mais artistiques, sans dépendre directement d’Hollywood, mais sans non plus couper les ponts avec la Mecque du cinéma. Les deux hommes partagent en effet une même aversion du système hégémonique qui étouffe les créateurs, et fantasment de rester d’éternels étudiants, tout en touchant un large public grâce à des moyens émanant des studios eux-mêmes. Un vrai paradoxe, mais la chose semble possible depuis le succès d’Easy Rider, en 1969, ovni qui a réinstallé les auteurs au centre du processus créatif, jusque-là dominé par les bureaucrates. Hélas, le rêve s’effondre, dès 1971, avec la projection-test catastrophique de THX 1138, premier long-métrage de George Lucas tourné dans l’esprit de ses courts, c’est-à-dire purement expérimental. Lucas se sent trahi par Coppola qui ne le soutient pas, tandis que Warner remonte le film et le sort à la sauvette, pour un prévisible four commercial. C’est pourtant Coppola qui est ruiné après cet échec, car contraint de rembourser à Warner les 300 000 dollars versés pour développer six autres projets (dont Apocalypse Now que Lucas voulait réaliser), désormais caduques. Il doit accepter un film de commande qui ne l’intéresse pas, Le Parrain. Le succès colossal de cette superproduction le renfloue, mais l’entraîne inéluctablement vers un cinéma commercial bien éloigné de ses ambitions d’origine. De son côté, George Lucas décide de suivre le conseil de son mentor, et de faire un film plus accessible que THX 1138.  Peu réceptif au style dépressif des films du Nouvel Hollywood (dominés par un regard désenchanté sur le mâle américain, devenu antihéros, et sur la société en général), Lucas se réfugie dans le passé, celui des dragues en voiture qui ont marqué sa jeunesse au début des années 60, avant que la Guerre du Vietnam ne sonne le glas de l’âge d’or. Il signe ainsi American Graffiti, sans réussir à se libérer tout à fait de l’emprise de Coppola (qu’il envisage désormais comme un rival dominateur), et fait un carton. Le film est considéré comme l’un des plus rentables de l’histoire du cinéma. On pourrait juger que Lucas s’est renié, mais d’une certaine façon American Graffiti reste une œuvre expérimentale en ce qu’elle se situe en porte-à-faux complet avec le cinéma de l’époque. La Guerre des étoiles, dont il signera le premier volet en 1977, est un film de science-fiction familial comme on n’en avait jamais vu jusque-là. Avec son esprit réfractaire aux modes, et son regard froid digne d’un entomologiste (l’esthétique de Star Wars puise davantage dans 2001 : l’odyssée de l’espace que dans Flash Gordon), George Lucas est bel et bien un artiste hors norme, qui rencontre néanmoins un succès phénoménal.

En 1981, avec Steven Spielberg sur le tournage des Aventuriers de l’Arche Perdue.

Il est tentant de conclure que l’échec de THX 1138 a transformé George Lucas en producteur cynique avide de rentabilité. Pourtant, l’ancien étudiant d’USC n’a jamais vraiment tourné le dos aux idéaux qu’il partageait avec Coppola. En créant Lucasfilm Ltd et en l’installant dans le Skywalker Ranch à Nicasio dans le comté de Marin en Californie, loin d’Hollywood, il a concrétisé son fantasme d’indépendance totale, dans la lignée d’American Zoetrope. Et en ne cédant jamais à l’industrialisation à outrance de sa licence Star Wars (seulement six films en trente-cinq ans), qu’il a traitée avec la maniaquerie de l’auteur solitaire revenant constamment sur sa copie, il ne s’est jamais vraiment transformé en entrepreneur de cinéma, activité qu’il a toujours dit détester. D’où une posture quasiment intenable et forcément frustrante : George Lucas était un producteur qui produisait peu, car trop attaché sentimentalement à ses films, et un réalisateur occasionnel, trop accaparé par ses fonctions de gestionnaire. En janvier 2012, alors que son ultime production, Red Tails, essuyait un échec au box-office, George Lucas avouait à la presse ses deux souhaits les plus sincères : vendre Lucasfilm, puis se remettre à tourner les films expérimentaux de sa jeunesse, ceux qu’il n’aurait peut-être jamais dû cesser de faire.

Pour faire court

L’affiche de 21-87. Son réalisateur québécois, Arthur Lipsett s’est suicidé le 1er mai 1986.

Parmi les très nombreux courts-métrages expérimentaux que Lucas a toujours revendiqués comme ses principales sources d’inspiration, il en est un en particulier qui a retenu l’attention des fans de Star Wars. Dans 21-87 de Arthur Lipsett (1964), des images issues de chutes de pellicules en provenance d’autres films sont assemblées de manière à exprimer le point de vue de l’auteur sur le monde. Fascinant à un plus d’un titre, ce court-métrage est surtout porté par des extraits de dialogues en voix-off dont l’un d’eux, évoquant la perception d’une énergie divine à travers l’observation de la nature, a été l’inspiration de George Lucas pour créer La Force, le pouvoir des. L’influence de Lipsett se retrouve également dans les travaux d’étudiant de Lucas et notamment dans Electronic Labyrinth, la matrice de THX 1138.

Disney, un modèle revendiqué

George Lucas, Michael Jackson et Francis Ford Coppola sur le tournage de Captain Eo en 1984.

On a souvent comparé George Lucas à Walt Disney, notamment en raison du chiffre d’affaires exubérant réalisé par les jouets et produits dérivés tirés des films de chaque trilogie. Au-delà de la ressemblance, Lucas a toujours envisagé La Guerre des étoiles comme un film Disney, avec l’ambition de toucher le même public et dans les mêmes proportions. C’est en pensant au créateur de Mickey qu’il a inclus dans son contrat un droit exclusif sur les produits dérivés, ce que les producteurs d’alors lui ont accordé sans problème. Ce genre de pratique était à l’époque très peu répandue, mais elle est devenue monnaie courante après 1977 ! En toute logique, Lucas s’est vu proposé, au cours des années 80, de diriger les studios Disney, ce qu’il a refusé. Il se contentera de produire deux attractions pour Disneyland dont Captain Eo, un film en 3D avec Michael Jackson, projeté dans les parcs de Disney et réalisé par un certain… Francis Ford Coppola.

Bienfaiteur du cinéma

Akira Kurosawa, Francis Ford Coppola et George Lucas sur le tournage de Kagemusha en 1980.

Cinéphile invétéré, George Lucas n’a jamais oublié les grands maîtres qui lui ont donné la passion du cinéma, à tel point qu’il a carrément produit certains d’entre eux, quand ces derniers étaient dans le creux de la vague. Ce sera notamment le cas pour Akira Kurosawa, dont il financera – conjointement avec Coppola – Kagemusha (1980), lequel obtiendra une Palme d’or, ex-æquo avec Que le spectacle commence de Bob Fosse. Il aidera également son ami Paul Schrader à monter l’ambitieux Mishima sur la vie du célèbre écrivain japonais, et produira Powaqqatsi de Godfrey Reggio, un film expérimental dans la veine de ceux qu’il faisait étant étudiant…

Et SEE tu partageais cet article ?

+ de SEE rewind