Gaspar Noé : Seul contre tous !

PHOTO DE COUVERTURE © Luis Javier Villalba

Article paru le 20 mai 2018 et mis à jour le 14 mai 2021.

Provo, borderline, visionnaire, Gaspar Noé est l’un des talents les plus éblouissants du cinéma contemporain. Au fil d’une carrière hallucinante et hallucinée, il creuse un sillon unique, irrigué de sang, de sperme et de larmes.

Par Marc Godin

Gaspar Noé est un drôle de mec, étrange, décalé et volubile, avec un sens de l’humour disons, différent. Je le croise dans la rue : « J’ai vu hier soir un mec se faire poignarder vers Strasbourg Saint Denis. Il y avait du sang partout. C’était… étrange ». Dans une fête : « T’as vu ces masques de tortue ninja dans la chambre ? Tu penses que nos amis les mettent sur leur tête pour baiser ?. » Dans un magasin vidéo : « Putain, j’ai visionné le dernier Mel Gibson, Tu ne tueras point. La deuxième partie est juste barbare. » Un mec rigolard et fun qui parle plus vitre que son ombre, doux et sympa, que l’on a toujours plaisir à croiser ou à interviewer.

Depuis Carne en 1991, Gaspar Noé est surtout l’un des talents les plus éblouissants du 7e art. Provo, borderline, c’est un incroyable inventeur de formes, un auteur rare (5 longs-métrages en près de 30 ans), visionnaire, qui creuse un sillon unique, profond, irrigué de sang, de sperme et de larmes. Au sein d’un cinéma français gangrené par des faiseurs cacochymes et des zauteurs prétentiards scotchés sur la Nouvelle vague, Gaspar Noé fait figure de sale gosse, de rebelle surdoué, ricanant de ses mauvais coups du fond de la classe.

Noé n’est pas seulement un fan de gore provo, c’est aussi et surtout un grand cinéaste, un immense formaliste, un obsessionnel qui signe des œuvres difficiles à aimer et impossibles à oublier.

PAZ DE LA HUERTA DANS ENTER THE VOID EN 2010 © DR

Depuis ses débuts, il fait du cinéma comme on prépare un cocktail Molotov. Il goupille ses petits trucs dans son coin et balance ça sur les écrans : de la haine, du viol, de la violence, et surtout une puissance de feu extraordinaire. Mais attention, Noé n’est pas seulement un fan de gore provo, c’est aussi et surtout un grand cinéaste, un immense formaliste, un obsessionnel qui signe des œuvres difficiles à aimer et impossibles à oublier. Fils de peintre, il éclabousse la toile – comme Jackson Pollock – d’hémoglobine et de liquide séminal, et réalise inlassablement le même film : une descente aux enfers, qu’elle soit sociale, psychique ou familiale.

Un auteur Canal

Gaspar Noé est né en 1963, à Buenos Aires. Son père, Luis Felipe Noé, est peintre, sa mère assistante sociale. Il passe son enfance entre l’Argentine et New York car son père a obtenu une bourse Guggenheim pour peindre aux USA. Suite au coup d’état de 1976, la petite famille s’envole pour la France. Gaspar suit des études de philo et s’inscrit à l’école de cinéma Louis Lumière. En 1987, il devient l’assistant du réalisateur Fernando Solonas sur Tangos, l’exil de Gardel. Et enchaîne avec son premier court-métrage, Tintarella di Luna, interprété par son père, et fait la rencontre de Lucile Hadzihalilovic, qui deviendra sa monteuse et sa compagne.

« Sans Alain de Greef, Jan Kounen, Albert Dupontel et moi-même ne ferions pas de film, c’est une évidence. Quelle autre filière m’aurait permis de faire mes films ? Ou alors, j’aurais fait des films d’auteur plus sérieux… Je lui dois énormément. »

Il continue à bosser avec Solonas, Lucile Hadzihalilovic et fonde avec elle en 1990 la société Les Films de la zone. Mais son père de cinéma, c’est Alain De Greef, l’âme de Canal +. « C’est grâce à lui que j’ai commencé à faire du cinéma. J’avais fait Tintarella di Luna, à l’Ecole Louis Lumière. Les premières fois que j’ai obtenu de l’argent, cela venait des Programmes courts de Canal +, grâce à Alain Burosse et au-dessus de lui Alain De Greef. Il avait un goût pour une certaine forme d’humour, entre Hara-Kiri, Coluche et Bertrand Blier. Sans lui, Jan Kounen, Albert Dupontel et moi-même ne ferions pas de film, c’est une évidence. Quelle autre filière m’aurait permis de faire mes films ? Ou alors, j’aurais fait des films d’auteur plus sérieux… Je lui dois énormément. »

PHILIPPE NAHON dans SEUL CONTRE TOUS  en 1998

En 1991, il tourne Carne. Coup d’essai, coup de maître ! L’argument du film tient sur une lame de couteau. Un boucher chevalin sanguin (Philippe Nahon) est persuadé que sa fille, devenue femme, a été violée. Ca va saigner ! Le film dure 40 minutes, mais le talent de Gaspar éclate à chaque seconde. C’est insoutenable, bouffon, provo (« Neuf secondes d’orgasme pour l’homme, soixante ans de souffrance pour l’enfant »), profond. La critique se bouche le nez mais le court devient très vite culte et Gaspar Noé va gagner très vite ses galons de cinéaste rock star.

Seul contre tous pose les bases du cinéma de Noé : scope sublime, décadrage des corps, humour décapant, violence à fleur de peau… Plus qu’un film, un électrochoc, un véritable manifeste. Gaspar Noé ne mâche ni ses mots, ni ses images.

En 1998, Gaspar passe au long-métrage avec Seul contre tous. Il reste dans la boucherie et raconte cette fois la trajectoire d’un boucher parisien au chômage qui espère ouvrir un nouveau commerce, avec sa maîtresse, à Lille. Mais il doit se contenter d’un poste de gardien de nuit dans un hospice pour vieillards… Seul contre tous pose les bases du cinéma de Noé : scope sublime, décadrage des corps, humour décapant, violence à fleur de peau… Plus qu’un film, un électrochoc, un véritable manifeste. Gaspar Noé ne mâche ni ses mots, ni ses images. De la banlieue lilloise aux portes de Paris, son boucher promène sa rage, avec pour seul compagnon un revolver. Comme un torrent de haine célinien, sa lancinante voix off rumine son destin misérable et entretient une tension qui explose à l’image dans quelques scènes d’une rare violence.

Scandale à Cannes

Quatre ans plus tard, Noé frappe à nouveau fort. Très fort ! Il débarque au festival de Cannes et en compétition officielle s’il vous plaît, avec Irréversible, un brûlot filmé à pleines tripes. Instruments d’un destin irrévocable, Monica Bellucci, Vincent Cassel et Albert Dupontel y donnent une version écorchée vive d’Un justicier dans la ville, entre viol, vengeance et amour fou. Le viol de la bellissima Bellucci, est insoutenable, comme la vengeance de Cassel et Dupontel, embrasés d’une haine inextinguible.

ALBERT DUPONTEL, MOICA BELLUCCI ET VINCENT CASSEL DANS IRREVERSIBLE EN 2002 © DR

Largement improvisé, filmé en quelques jours, Irréversible est tourné comme un seul et unique plan séquence (truqué), monté à l’envers et provoque un sentiment diffus de malaise, d’inexorabilité et à la fin, d’une incroyable sérénité. A Cannes, Noé met le feu. La projection officielle se transforme en chaos. Une vingtaine de personnes sont prises de malaises et, à mi-parcours, plus de 200 des 2400 spectateurs quittent la salle. « En 25 ans de métier je n’ai jamais vu ça. Les scènes de ce film sont insoutenables, y compris pour nous », déclare à l’AFP le lieutenant-général Courtel, de la brigade des sapeurs-pompiers de Cannes.

« Dans la salle, c’était jouissif parce que pendant la projection, les spectateurs se sont mis à hurler lors de la séquence de viol. Certains hurlaient même : « On va te faire la même chose, Gaspar… »

Ce qui ne manque pas de mettre Gaspar en joie : « Dans la salle, c’était jouissif parce que pendant la projection, les spectateurs se sont mis à hurler lors de la séquence de viol. Certains hurlaient même : « On va te faire la même chose, Gaspar… » ou encore « Espèce de merde ! » Ceux qui étaient restés jusqu’au bout ont applaudi. Mais, de mon point de vue, on se serait cru à un bon match de foot où les gens s’excitaient. »

Mélange de Buñuel et de Pasolini, viscéral, brutal et beau, comme la vie, Irréversible est un sommet dans l’œuvre de Gaspar Noé, une œuvre brute et dingue, belle et sincère. C’est du Gaspar Noé, et puis c’est tout.

Simplement définitif

Présenté à Cannes en 2009, Enter the Void est littéralement une descente aux enfers puisqu’il raconte la mort d’un petit dealer et l’errance de son âme qui refuse d’abandonner sa sœur et le monde des vivants. S’ensuivent plus de deux heures hallucinogènes tournées en caméra subjective, éjaculation de visions altérées de la conscience où la caméra en apesanteur virevolte au-dessus des toits de Tokyo, un maelström psychédélique où le passé, le présent et le futur s’imbriquent et se délitent.

Avec ce film radical, hanté par le 2001 de Stanley Kubrick, Noé vous plonge dans un au-delà cinématographique, un monde hypnotique de sensations, de drogues, rythmé par la musique anxiogène de Thomas « Daft Punk » Bangalter.

Bien sûr, Noé fait son intéressant avec des plans ouvertement provocs (la scène de l’avortement, la pénétration du pénis filmée de L’INTERIEUR du vagin…) et ne parvient pas à trancher dans les scènes de défonce et de baise en laissant filer 45 minutes de trop.

« Mon film est irréel dès la trentième minute, c’est une odyssée psychédélique dans la tête du héros en train de mourir, une odyssée en forme d’impasse. J’avais adoré 2001, L’Odyssée de l’espace, Stalker, Eraserhead, Videodrome et Au-delà du réel de Ken Russell. Je m’étais dit que ce serait drôle de faire un film en vision subjective. »

Néanmoins, Enter the Void (quel beau programme) est un des plus beaux trips de l’histoire du septième art, une virée cathartique dans le continent cinéma, le 2001 de la came. Simplement définitif. « Mon film est irréel dès la trentième minute, c’est une odyssée psychédélique dans la tête du héros en train de mourir, une odyssée en forme d’impasse. J’avais adoré 2001, L’Odyssée de l’espace, Stalker, Eraserhead, Videodrome et Au-delà du réel de Ken Russell. Je m’étais dit que ce serait drôle de faire un film en vision subjective – le plus bel artifice cinématographique – où l’on accompagne un personnage dans ses perceptions altérées et également vers le tunnel de lumière tel qu’il est décrit dans tous ces livres sur la vie après la mort, notamment Le Livre des morts tibétain. »

Comme Irréversible, le film est éclairé et filmé en cinq semaines et ½ par un génie de la lumière, le Belge surdoué Benoît Debie, et entre deux expérimentations techniques, Noé creuse encore le même sillon. « Comme Carne, Seul contre tous et Irréversible, Enter the Void renvoie à la condition de l’espèce humaine : nous ne sommes qu’un bout de viande ! »

« Une peur de la bite ! »

Six ans après le trip expérimental Enter the Void, Gaspar Noé revient avec Love, vendu comme un porno pour faire le buzz, un mélo sentimental, la chronique d’un échec doublée d’un puzzle mental.

D’une incroyable pureté, Love, radiographie d’une passion amoureuse et sexuelle, est bourré de fulgurances, de tristesse. Le scénario est parfois bancal, le film est sûrement trop long, mais la force de la mise en scène de Noé, en 3D, emporte tout sur son passage. Certaines scènes sont bien sûr ouvertement pornographiques, mais elles ne ressemblent à rien de connu.

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Aomi Muyock et Karl Glusman DANS love EN 2015 © Wild Bunch Distribution

Gaspar Noé filme le sexe d’assez loin, en plan séquence, en temps réel, sans gros plan, des scènes très peu découpées, très esthétiques.

« Cela ressemble à la vie. Quand vous faîtes l’amour, votre perception, c’est le visage ou la nuque de l’autre. Vous ne certaines regardez pas les parties génitales quand vous faites l’amour. Vous regardez le visage. Dans Les Chiens de paille de Sam Peckinpah, lors de la scène du viol, la caméra reste sur le visage de la fille. C’est beaucoup plus flippant… Dans Love, il y a plus de séquences d’embrassades que de sexe. Dans les vieux films X, tu ne vois jamais les gens s’embrasser. De même, jamais les filles ne tombent enceintes, jamais elles n’ont leurs règles. Mon film est plus proche de la vie… Le gros problème du film, cela a été vraiment le financement. Dans ce pays occidental, libre, laïc, les financiers se rétractent dès qu’il y a une bite à l’écran. Il y a une peur de la bite ! Pour Cannes, afin de convaincre des distributeurs étrangers, nous avons bricolées quatre visuels sur Photoshop. Après, cela a été scanné et les affiches sont apparues sur le Net ; c’est devenu viral. Mais ce n’étaient pas les affiches officielles ! Et encore une fois, tout le monde a flashé sur celle avec la bite qui éjacule. Y a une obsession avec la bite. La moitié des habitants de cette planète ont une bite. En quoi cet organe-là est différent d’un pied, d’une main ? Une affiche avec une main n’aurait choqué personne. »

Sofia Boutella DANS climax EN 2018 © Wild Bunch Distribution

Un film d’horreur dansé

En mai 2018, Gaspar était à nouveau sur la Croisette, mais à la Quinzaine des réalisateurs pour un film d’horreur dansé, Climax. Dès le départ, Noé annonce la couleur (« un film français et fier de l’être ») et filme de jeunes danseurs, de toutes origines, auditionnés par une chorégraphe célèbre. Au terme de trois jours de travail, une fête est célébrée où chacun doit lâcher prise…

On est bien sûr en terrain connu, le récit débute par la fin, il y a de longs plans-séquences majestueux, des slogans placardés en plein écran, des corps en mouvements, des instants magiques… Le tout soutenu par une des meilleures BO de l’année : Gary Numan, Cerrone, Aphex Twin, Soft Cell ou Thomas Bangalter… Comme on est chez Noé, la fête va bientôt dégénérer (il y a de la drogue dans la sangria !). La danse cède le pas (de deux) à la violence, au massacre, aux mutilations, dans une seconde partie symétrique à la première. Climax, comme Enter the Void, se transforme sous les yeux du spectateur KO en expérience extrême, en un trip hallucinogène, hypnotique. Les corps se frôlent, s’envolent, se tordent de douleur. Noé filme toute la beauté du monde, mais également l’horreur.

« Climax a été fait avec beaucoup de cœur et un peu d’alcool. Il n’y a qu’en France qu’on peut produire un film pareil…  En musique, on édite des best of, moi, j’ai fait un « worst of » de Gaspar Noé ! Mais j’ai eu la chance que Vincent Maraval de Wild Bunch trouve les moyens de financer le film, qu’Edouard Weil produise le film, la chance aussi de travailler avec mes collaborateurs habituels. Sur mon premier film, Carne, je faisais tout, aussi bien réalisateur, monteur que comptable, c’était épuisant. Quand vous êtes bien entourés, cela prend moins de temps. J’ai fait Climax, ce film improvisé, en 15 jours. »

« J’ai fait des hallucinations incroyables dues à la morphine et c’était franchement super bien »

En janvier 2020, Gaspar Noé est victime d’une hémorragie cérébrale dont il réchappe miraculeusement (« J’ai fait des hallucinations incroyables dues à la morphine et c’était franchement super bien »). Et en cette triste année de confinement, c’est double dose de Noé, avec les sorties d’Irréversible : inversion intégrale, le remontage encore plus noir, encore plus radical de son chef-d’œuvre, et de Lux Æterna, avec Charlotte Gainsbourg et Béatrice Dalle, une histoire de sorcières, sorte d’Apocalypse now sur un tournage raté où Gaspar se marre et fait péter les lumières stroboscopiques., avec une mise en scène qui emporte tout sur son passage,

Depuis, Noé a tourné une sublime pub pour YSL, véritable hommage au giallo, et en mars 2021, il a bouclé pendant les quelques jours d’un tournage commando un film secret où il est question de vieux et de crack. « Mais bon, c’est difficile de tournage toute la nuit car les vieux fatiguent… »

FILMO GASPAR NOE :

1998 : Seul contre tous
2002 : Irréversible
2010 : Enter the Void
2015 : Love
2018 : Climax

La plupart des interviews de Gaspar Noé ont été réalisées par l’auteur.

Ne loupez pas le documentaire Irréversible : à l’envers et contre tout de Marc Godin, qui sera diffusé sur Canal+ dans la nuit du 17 mai 2021 et ensuite en replay.

Résumé

Gaspar Noé, auteur rare, a tourné seulement six films en trente ans. Son influence se retrouve cependant dans les films d’Ari Aster et les clips de Kanye West. En 2002, il signe Irréversible, un chef-d’œuvre barbare qui secoue le festival de Cannes, qui relate une histoire de viol d’une grande violence et de vengeance en commençant par la fin. Dix-huit ans plus tard, il a revisité son film et l’a remonté à l’endroit. Gaspar Noé évoque son parcours et son œuvre radicale, aux côtés de ses acteurs Monica Bellucci, Vincent Cassel, Albert Dupontel, Jo Prestia, ses techniciens Benoît Debie et Rodolphe Chabrier, ses producteurs Christophe Rossignon, Richard Grandpierre, ainsi que Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes.

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