Par Marc Godin

Il y a douze ans, le Néo-Zélandais Andrew Dominik inscrivait son nom sur la carte du cinéma avec Chopper, un thriller inspiré d’une histoire vraie, dérive sanglante d’un criminel dément. Après cette révélation, Dominik est « signé » par la Warner et réalise un post-western avec Brad Pitt et Casey Affleck, L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, chef-d’œuvre mélancolique, poème contemplatif, film de fantômes. À partir de là, tout se gâte. La Warner ne sait que faire de ce film élégiaque de 2h40, quasiment sans action, qui va être monté, remonté et qu’elle mettra trois ans à sortir, dans l’indifférence quasi générale…

Andrew Dominik revient aujourd’hui avec un post-polar, Cogan, toujours incarné et produit par Brad Pitt. Un polar différent, dont le pitch ne peut donner qu’une image incomplète, parcellaire. Il est question de deux zonards, drogués et bas de plafond qui décident de braquer une partie de poker entre mafieux. Mauvaise pioche ! La mafia engage un hit man, Jackie Cogan, pour dessouder les indélicats, préserver le business et mettre un peu d’ordre dans le chaos. À coups de fusil à pompe s’il le faut, même si Cogan déclare préférer exécuter ses victimes doucement (« I like killing them softly »).

Ce matériau rebattu, l’alchimiste Andrew Dominik va le transformer en or. Tourné à La Nouvelle-Orléans, Cogan est un faux film noir, mais un vrai film politique. La bande-son est constamment parasitée par des discours de George Bush et de Barack Obama (l’action se situe lors de l’élection de 2008) sur l’Irak ou la situation économique. Dominik filme les États-Unis comme un pays en guerre : des terrains vagues, des maisons vides, des rues désertes, un univers d’après apocalypse dans lequel des SDF se flinguent dans la rue dans l’indifférence générale. Cogan est une œuvre sur le capitalisme sauvage, sur le mensonge du mythe américain, avec des galériens obnubilés par le sexe et le pognon. Ce que confirme le scénariste réalisateur : « J’ai toujours eu le sentiment que les drames policiers parlaient essentiellement du capitalisme, parce qu’ils montraient l’idée du capitalisme fonctionnant sous sa forme la plus basique. C’est aussi le seul genre où l’on accepte sans sourciller que les personnages sont uniquement motivés par l’argent. »

Entre tragédie grecque et comédie déconnante à la manière des frères Coen, le film nous présente une galerie de drogués, de zonards, de psychopathes dépressifs qui dissertent dans des séquences étirées au maximum. Mais attention, rien à voir avec Tarantino : les personnages ne parlent pas de cheeseburger, de Madonna ou de références filmiques pointues. Seulement de fric, de la crise, dans un pays où tout s’achète et tout se vend, même une vie humaine. Car, comme le hurle Brad Pitt : « L’Amérique n’est pas un pays, c’est juste un business. »

Impeccablement mis en scène, avec des travellings envoûtants, de superbes ralentis (la mort anthologique  de Ray Liotta, dans un fracas de feu et de verre), une photo crépusculaire de Greig Fraser (qui avait éclairé Bright Star de Jane Campion), une bande-son digne d’une œuvre de David Lynch, le film se dérobe sans cesse au gré d’innombrables digressions (dont une scène d’hallucinations avec des drogués) et se déroule sur un rythme étrangement apathique, comme si Dominik se désintéressait de son intrigue ; d’où la réaction pour le moins mitigée de la critique lors du dernier Festival de Cannes. « Les intrigues ne m’intéressent effectivement pas trop, assure l’auteur. On pense que le cinéma est un médium qui permet de raconter des histoires mais, pour moi, c’est complètement faux. Les films sont comme les contes de Grimm : ils permettent de mieux appréhender nos traumas. Je suis convaincu que les grands cinéastes ne jouent pas avec des images, mais avec les souffrances des spectateurs, leurs blessures. »

Impossible de conclure sans mentionner des acteurs. Il y a Ray Liotta, Richard Jenkins (le père dans la série Six Feet Under) ou l’Australien Ben Mendelsohn (Animal Kingdom). Ils ont des kilotonnes de dialogues, parmi les plus justes entendus depuis des lustres (ils proviennent directement du roman L’Art et la Manière de George V. Higgins, procureur pendant vingt ans à New York). Il y a également James Gandolfini, interprète pour l’éternité de Tony Soprano. Essoufflé, obèse, irascible, dépressif, il est merveilleux en tueur au bout du rouleau. Et puis il y a Brad Pitt. Veste en cuir, lunettes noires, cheveux gominés, à la fois ange de la mort et homme d’affaires pragmatique, il traverse le film avec la souplesse d’un félin. Comme dans Jesse James, il est souvent en retrait, ne faisant quasiment rien, imprimant la pellicule avec un regard ou un mouvement de la main. Alors que la plupart de ses collègues hollywoodiens se compromettent dans des trucs sans âme, Brad Pitt s’offre la plus belle filmo des années deux mille : Terrence Malick (The Tree of Life), Quentin Tarantino (Inglourious Basterds), les frères Coen (Burn After Reading), David Fincher (L’Étrange Histoire de Benjamin Button), Alejandro González Inárritu (Babel) et ses deux films avec Andrew Dominik. Qui dit mieux ?

Date de sortie : 5 décembre 2012 – Durée : 1h37 – Réal. : Andrew Dominik – Avec : Brad Pitt, Scoot McNairy, Richard Jenkins, James Gandolfini, Ray Liotta. – Genre : suspense – Nationalité : américaine

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