Par Marc Godin

En un hallucinant plan séquence, le Norvégien Erik Poppe retrace le massacre de 69 jeunes sur l’île d’Utøya en 2011. Immersive et implacable, une incroyable proposition de cinéma.

Utøya 22 juillet est un grand film. Eprouvant, choc, insoutenable, et peut-être même – employons les grands mots – nécessaire. Son réalisateur, le Norvégien Erik Poppe, a décidé de filmer le martyre de mômes pris au piège sur la minuscule île d’Utøya, à 40 kilomètres d’Oslo, le 22 juillet 2011.

Ce jour funeste, 69 adolescents liés au parti travailliste furent abattus par un norvégien de 32 ans qui propageait sur Internet des discours d’extrême droite, de haine et accusait leur mouvement de faire « le lit de l’islam et du multi-culturalisme en Norvège ».

Un fasciste qui a reconnu les faits lors de son procès et a choisi de plaider non coupable, considérant son geste « cruel mais nécessaire ».

Plan séquence et morale

Comme Poppe est un vrai cinéaste, il se pose des questions esthétiques et morales (vous vous rappelez la phrase de Godard, « le travelling est une affaire de morale » ?). Comment cadrer la mise à mort, le massacre d’enfants qui courent pendant une heure pour sauver leur vie, comment faire du « spectacle » avec ce matériau, comment filmer l’in-filmable ?

Pour y parvenir, certains réalisateurs prennent des chemins de traverse. Dans World Trade Center, Oliver Stone délaissait l’aspect spectaculaire du 11 Septembre (les avions qui explosent, les survivants dans les tours, le feu, les corps qui se jettent dans le vide, les Twin Towers qui s’écroulent…) pour filmer le calvaire de deux pompiers piégés sous des tonnes de béton et de gravats.

Dans Le Fils de Saul, le jeune réalisateur hongrois Lázló Nemes s’attaquait à l’ultime tabou cinématographique, la représentation de la shoah et des camps de concentration. Sa caméra restait au côté du héros qui traversait l’enfer, à hauteur d’homme, et tout restait flou à plus de deux mètres de lui.

Avec son dispositif, Nemes générait un effet immersif, hypnotique et le spectateur se retrouvait plongé dans le septième cercle des enfers. A l’époque, certains critiques avaient démoli Le Fils de Saul, dénonçant un côté « show » complaisant, voire jeu vidéo.

C’est le problème de l’époque, la critique applaudit quand Quentin Tarantino fait pisser le sang lors de scènes de torture fun ou de violence cool. Mais quand Nemes tente de filmer la Shoah, il y a de petits malins qui se font mousser et émettent des réserves, alors que même Claude Lanzmann a donné sa bénédiction au film.

Filmer l’horreur en plan séquence

Nous sommes loin d’Utøya ? Non ! Car, une nouvelle fois, ça recommence. Quelques critiques remettent le couvert et dénonce la prétendue « complaisance » du film, son aspect « horrifique », son « ambiguïté », et accusent son réalisateur de ne soulever aucune question primordiale.

Le Monde lui inflige même le sceau infâmant « On peut éviter ». Et ta sœur ? La fusillade dura 72 minutes. Erik Poppe se lance dans un pari fou, une approche radicale : filmer l’horreur en plan séquence, et ce pendant 72 minutes.

Un seul plan de 1 heure 10 ! Il cadre plein pot Kaja, une jeune fille qu’il ne lâchera jamais, d’abord incrédule, terrée dans un bâtiment, puis qui court pour sa vie, se jette dans la boue, se colle à un rocher pour éviter les balles. Qui pleure, rampe, tente de retrouver sa sœur, essaie de survivre quelques minutes de plus.

Autour d’elle, des ados qui fuient, terrorisés, certains tombent sous les balles, des corps gisent au milieu des arbres. Et le tueur ? Il n’est qu’une ombre, qui plane, qui rode, que l’on n’apercevra une seule fois, filmée de loin, le visage dissimulé sous sa capuche. Un homme sans visage.

Utøya est donc une course contre la mort, un coup de boule dans le plexus, un film immersif, désespéré, où chaque détonation te brise le cœur. Poppe fixe sur pellicule le chaos, la folie, la fin de l’innocence. Le film ne donne presque rien à voir (les morts sont la plupart du temps hors champ) et tout à ressentir.

Hautement recommandé.

Sortie : 12 décembre 2018 – Durée : 1h33 – Réal. : Erik Poppe – Avec : Andrea Berntzen, Elli Rhiannon Müller Osbourne, Alexander Holmen… – Genre : drame – Nationalité : norvégienne

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